La musique de Fauré constitue, à mon goût fort personnel bien sûr, le summum du raffinement du langage musical toutes écoles nationales musicales confondues surtout en ce qui a trait à la musique de piano. De loin, un spectateur posté en biais ou du fond d’une loge, tout ça lui semblera presque impressionniste ou léger. Du Fauré ? On croit tout cela techniquement aisé, telles des caresses sur l’ivoire du clavier presque au souffle d’un vent imaginaire issu de harpes invisibles. Mais, bien au contraire, c’est atrocement ardu, vraiment une ascèse où l’interprète puise au fond de ses ressources pour faire naître ou apparaître le génie du cantabile se fredonnant à nette texture française.
La difficulté technique est atroce; les doigtés ingénieux et sans cesse changeants. Tout se réalise comme une danse des doigts que seul un esprit chorégraphique fort supérieur en son recueillement musical peut atteindre au paroxysme de l’exactitude rythmique et de la quintessence musicale. C’est, en quelques mots étranges ici, ce à quoi ont eu droit, en première partie, le public québécois de la salle bien remplie de notre temple musical montréalais. Notre Olympe. Nous étions en version formation-récital (soit sans les balcons et mezzanine à leur comble) de la Maison Symphonique. Prouesse d’écoute religieuse tout d’abord, car la première moitié était réservée à Gabriel Fauré, la seconde partie aux oeuvres les plus françaises d’inspiration (une sublime quatrième ballade et deuxième sonate) de nul autre que Frédéric Chopin que l’on dit plus Polonais que Français. Pas hier soir, je vous le jure.
Un rappel de la quatrième mazurka opus 7 du torturé Frédéric, une foule émue capable de s’astreindre au recueillement fauréen sans regimber…Oui, en vérité, comme le disait si bien René Lévesque, ce chef dont on n’a plus d’égal, un certain soir inoubliable de ma jeune vie d’adolescent trop rêveur, hier soir mercredi premier mai, je n’avais jamais été aussi fier d’être Québécois. En effet, le public n’a pas applaudi entre les groupes d’oeuvres du même compositeur ni entre les mouvements d’une même oeuvre: il n’a que pas pu du tout se retenir d’applaudir après la suprême Ballade opus 19 de Fauré. Collard c’est un Nikita Magaloff, un Claudio Arrau à sa manière sauf que Jean-Philippe Collard joue tout comme une danse au zénith de la kinesthésie. Les yeux absolument fermés, sans presque jamais regarder l’ivoire des basses ou des aigus, ses mains voyageant en doigtés exacts et retenus comme une chorégraphie apprise par coeur depuis longtemps.
Après on se demandera pourquoi je raffole aussi de la danse et du théâtre classique où la mémoire des pas, la mémoire des rimes, celle des vers, celle des sons entraînent toutes ensemble l’artiste ayant la mélodie ou la réplique à l’évocation suprême du récital au faîte imaginaire des Sounion ou temples d’Éphèse ou de Delphes du grand art aristocratique que sont la danse ou le théâtre ou la musique voire tout ça à la fois en symbiose quintessencielle. Je suis monté sans hésitation à bord de ce bateau ivre depuis que j’ai connu Collard interprète, jeune encore, alors que Vladimir Horowitz enregistrait avec fougue le sublime déchirant treizième nocturne de Fauré entendu plus sobrement dans sa triste désillusion post-Première Guerre, joué magnifiquement hier soir. Ainsi récite monsieur Collard. Ainsi se recueillent les humbles Montréalais. Mille fois merci à l’OSM et à Pro Musica pour cette autre joie rassérénante.