Il fallait voir le faciès émerveillé du public modeste et mélomane accouru entendre le violoncelliste Yo Yo Ma. Le musicien franco-américain, né en 1955, à Paris et déménagé vers l’âge de 7 ans à Manhattan pour étudier à Juilliard parle encore un beau français sans accent (il hésite seulement à propos du genre des vocables mais la musicalité et le rythme de ses phrases sont parfaitement français). Il a eu la courtoisie de se déplacer à l’Église Saint James, sur Sainte Catherine ouest, pour parler au public du second lieu où on l’entendrait en direct avant d’entrer en scène à la Maison Symphonique.
Il a tenu là, en français, un discours exprimant ses perceptions que la musique transcende l’espace, le temps et les lieux pour se révéler être énergie ressourçante dans notre cosmos. Et c’est précisément ce que le regard du public fasciné par sa mémoire, sa dextérité, sa tendresse poétique reconnaissait en lui. À notre plus que triste époque de soulèvements meurtriers, de destruction irréversible de la nature et d’impossibilité de gouvernance juste des masses surpeuplant les continents encombrés des déchets d’un mode de vie malsain, la musique est, en effet, tout ce qui nous reste d’apaisement pour le cœur et l’esprit humains. Observer l’élégance de Yo Yo Ma dans Bach c’est se poster sur un des anneaux de Saturne et contempler sereinement les trajectoires orbitales que nos désordres destructeurs ne nous permettront jamais de quitter et on se réjouit d’être alors, grâce à l’artiste, momentanément invulnérable.
Yo Yo Ma joua les quatre premières suites pour violoncelle de Bach les yeux fermés et d’un bond ne se relevait des groupes de six mouvements que pour se dégourdir. Dès la cinquième suite, plus ardue techniquement, on l’a observé obligé de s’astreindre regarder son Stradivarius. Le mouvement perpétuel et réglé de son exceptionnel archet, ses évasions de poète dans son imaginaire où il était convaincu d’atteindre à Bach, tout cela éblouissait et permettait l’évasion poétique des auditeurs. Quiconque a tenté avec succès de mémoriser des œuvres de Bach et d’en faire dialoguer ou ressortir les voix saura comprendre, avec quel raffinement, Yo Yo Ma mène sa mission d’apaisement des foules mélomanes.
Pour saisir Bach, certes des biographies savantes existent, mais seule la Petite Chronique d’Anna Magdalena Bach (sa seconde épouse) de 249 pages racontant la vie et les épreuves du grand organiste et compositeur y donnent directement accès en ce qui a trait à l’essence de son bonheur terrestre et de sa souffrance. Il faudrait une vie entière pour approfondir Bach. Il y a trente-cinq ans, j’avais tenté de cerner le géant dans une série d’articles à son sujet. En les relisant pour la première fois avant-hier, je vois que je n’y avais qu’approché sans y atteindre. Mes mots étaient impuissants pour cerner sa grandeur comme ils le sont encore aujourd’hui. Comment expliquer pourquoi, par exemple, la plus grande version des quarante-huit préludes et fugues de Bach représentait (et encore aujourd’hui) sous les doigts de Svjatoslav Richter ou celles de Glenn Gould le summum de l’inaccessible description de toute la musique?
La solution est de se laisser bercer et danser par ces mouvements de suites appelés allemandes, courantes, sarabandes, bourrées, menuets, gavottes et gigues en animant sa respiration sur celle de ces interprètes des instruments à cordes qui donnent à voir et à entendre les échos ou réverbérations sonores et lumineux de ces inscriptions sur la portée pour qui sait percevoir la clef ouvrant sur des tonalités semblables à des sentiers de promenades. Yo Yo jouant jusque dans le métro Place des Arts aura marqué Montréal, une ville qu’il semble apprécier au plus haut point, si on en juge aussi par la sérénité de son sourire et de son ouverture à tout venant, comme à cet autochtone de l’Est du Canada dont il a accompagné le chant à l’Église saint-James, mode incantatoire un peu politique et revendicatrice d’une pureté qu’aucun groupe humain sur Terre ne peut authentiquement revendiquer.