Samedi le 14 octobre 2017, 20h.
Église presbytérienne Maplewood à Châteauguay. Vie et oeuvres pianistiques de Serge Rachmaninoff.
avec Irina Chkourindina, pianiste et Maxime-Pierre Mahé, comédien jouant le compositeur en fin de vie.
Textes de la biographie théâtralisée par Laurence Naville.
Dimanche le 15 octobre 2017, 15h. Moscou-Hollywood! Simple Course!
Salle de la Chapelle historique du Bon Pasteur, rue Sherbrooke, à Montréal
Avec Eva Fiechter, soprano colorature, Maxime-Pierre Mahé, comédien, Irina Chkourindina, pianiste.
Textes de la représentation théâtralisée par Laurence Naville.
Au programme:
Irving Berlin: Blue Skies
Serge Rachmaninoff:
Prélude en do dièse mineur opus 3 no.2
Prélude en si mineur opus 32 no.10
Les eaux printanières opus 14 no.10.
Étude-Tableau en sol mineur pus 33 no.8
Lilas, opus 21 no.5
A-ou! opus 38 no.6
Frédéric Chopin: Étude en fa majeur, opus 10 no.8
Serge Rachmaninoff:
Ma belle, ne chante jamais ces chansons tristes de Géorgie devant moi, opus 4 no.4
Prélude en sol mineur opus 23 no.5
Vocalise opus 34 no.14
Rêve opus 38 no.5
Nunc Dimittis, extrait des Vêpres opus 37, 5ème mouvement.
Le moins qu’on puisse dire de Serge Rachmaninoff, ce compositeur russe dont a dénigré jusqu’à tout récemment la valeur des oeuvres musicales, c’est qu’il était un artiste émouvant, intègre et courageux.
Le spectacle théâtral Moscou-Hollywood, simple course! conçu par Laurence Naville a réussi à synthétiser l’essence de cette existence russe déchirée par la révolution bolchévique.
L’écrivaine a condensé, au fil de sept (7) biographies de Serge Rachmaninoff bien parcourues, les errants désespoirs d’une âme torturée de ne plus pouvoir vivre dans sa Russie adorée. Cette époque de révolutions populaires ambitieuses que les écrits de Jean-Jacques Rousseau avaient souhaitées ou annoncées (Second discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes -1755- et Contrat social -1762-) était un temps de récriminations, empoisonné par le renfort des pensées théoriques des écrits de toute l’Oeuvre de Karl Marx au dix-neuvième siècle puis ensuite vinrent les appels de Vladimir Lénine. Le soulèvement du peuple ouvrier de saint Petersbourg auquel souscrivit, dans un premier temps, Rachmaninoff lui-même, devint vite dépourvu de charme et franchement <<insolent de révolte et d’insoumission>> , en tout cas pour le propriétaire d’Ivanovka, sa chère retraite bucolique située à forte distance de Moscou, demeure incendiée, pillée, à jamais dévastée par les insurgés. Fuyant la Russie en ébullition par le prétexte bienvenu d’une soudaine invitation à donner des récitals en Suède, Rachmaninoff s’attèle au destin et commence dès lors, avec sa famille, un mouvement d’exil qui ne prit jamais fin <<tel un fantôme errant dans un monde devenu étranger.>>
Pour Rachmaninoff, cette révolution fondant tant d’espoirs, à l’origine légitimes, le forçait à fuir le creuset de son inspiration, car la Grande Russie était engagée contre le monde aristocratique d’ailleurs en complète agonie ou en déliquescence. L’époque éprouvante de la première guerre mondiale marqua certes la fin d’un monde politique et la cassure définitive de la vie artistique idéalisée du jeune Serge Rachmaninoff. Élève jadis obéissant de Nicolas Zverev à qui il devait sa discipline et l’essentiel de sa formation austère dès l’âge de 12 ans, Rachmaninoff avait pourtant pu compter, dès 1893, sur des talents avérés de chef d’orchestre, de pianiste et de compositeur. Il choisit, en accostant en Amérique, la vocation mitoyenne à ces trois talents, une carrière de virtuose qui eût tôt fait de le prémunir contre toute forme d’indigence. Or, la misère morale du déracinement le vida de toute inspiration vitale.
La pièce théâtrale et musicale de Laurence Naville laisse une large part à l’élucidation du processus de composition et de création chez Rachmaninoff, en forêt boréale ou au jardin, écoutant sourdre de son for intérieur des voix et des idées musicales qu’il est prompt à coucher sur papier. L’appel du pays natal, voire en son absence les substituts paysagers du Vermont ou du Nord de l’Amérique, lui ont permis en fin de parcours de retrouver l’inspiration créatrice disparue suite au choc de l’exil et du déracinement socio-politique. Les décors sont sobres, la mise en situation épistolaire limpide: Rachmaninoff écrit à son grand ami une ultime lettre récapitulative, à la manière des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar ou de Zénon dans L’Oeuvre au Noir.
Éloge des artisans et artistes en cette création scénique
Un mot pour résumer la prestation globale des artistes et solistes lors des deux récitals-évocation. La voix de la soprano colorature Éva Fiechter est belle, très juste, puissante, idéale pour ce culte du tragique, car elle comporte des richesses de timbre fort adaptées à la musique slave surtout en ses exigences de subtilité d’expression de la douleur et de la langueur. C’est une voix encore très jeune qui bénéficiera encore du mûrissement des années de pratique de l’art lyrique tel qu’on le développe si bien chez nous où elle réside désormais. Elisabeth Söderström (accompagnée par Vladimir Ashkenazy disque London OS26428) a immortalisé ces chefs d’oeuvre du répertoire en langue russe (les vers sont de l’opus 4 no. 4 sont de Pouchkine). Le point culminant de la prestation d’Éva Fiechter fut son interprétation déchirante de la célèbre Vocalise opus 34 no.14: le public, magnétisé par cette lamentation a retenu son souffle mais non pas ses silencieuses larmes.
Maxime-Pierre Mahé est un comédien engagé, passionné rempli d’entrain et de vigueur: son jeu scénique se perfectionne avec les ans. Sa voix est belle: elle comporte à la fois les humeurs viriles de la tendresse, de la révolte, les accents de joie passagère faisant subitement place à la tristesse envahissante du personnage (Rachmaninoff) en propension à la pleine émotivité. Inspiré, il a su captiver avec constance le public.
Irina Chkourindina est une pianiste exceptionnelle, dotée d’une sensibilité exquise et versatile, mais surtout d’un toucher envoûtant, une dextérité pleine d’adresse virtuose auxquels s’ajoutent une panoplie d’émotions tantôt graves, tantôt solennelles, parfois imbues de joies juvéniles mais souvent, dans ce récital en tout cas, envahie des couleurs du plus profond tragique russe. C’est une splendeur de l’interprétation qu’une âme puisse ressentir et communiquer tant d’émotions bouleversantes à son entourage. En pleine possession de ses moyens techniques, cette artiste formée au Conservatoire Tchaïkovsky de Moscou jouait samedi, à Châteauguay, sur un agréable piano Yamaha. Mais le lendemain, à Montréal, une fois assise au splendide instrument Fazioli de la Chapelle, son jeu raffiné, subtil, lorsqu’il le faut aussi des plus fougueux, rappela ses prestations précédentes de l’année dernière à la salle Bourgie lorsqu’elle accompagna magistralement en récital la soprano scandinave Camila Nylund notamment dans du Richard Strauss (Vier Letze lieder).
L’écrivaine Laurence Naville a su composer un drame musical quintessenciel et poétique nous permettant d’apercevoir plus lucidement les moment accablants de l’existence de Serge Rachmaninoff, une vie placée aux charnières des désastres de la chute de notre civilisation occidentale jadis aristocratique. Quelle joie que de pouvoir reconnaître ici la réunion de tant de gens dotés de qualités artistiques indéniables! Et la chance non moins négligeable de vivre dans un pays qui nous permette de les rencontrer ces gens, de leur exprimer notre admiration et de les acclamer en quiétude intègre et en toute liberté de conscience.
Admirablement choisies et adroitement mises en musique par Rachmaninoff les poésies des chants russes (hélas non traduites ou offertes à la lecture en français ni même adjointes aux notes de programme du récital à Montréal) mériteraient une impression et une traduction française pour que l’oeil des auditeurs et des mélomanes en puisse saisir la profonde beauté que la musique épouse.
Trois fruits de l’oeuvre scénique composée par Laurence Naville
Je mets ici en évidence ce que cette représentation de la vie de Rachmaninoff par Laurence Naville a suscité en moi de réflexions conséquentes par ma relecture d’une biographie écrite par Victor Séroff publiée l’année même de la mort de Staline..
1.Le courage de critiquer ses pairs
Serge Rachmaninoff demeure aujourd’hui un grand poète du clavier (ayant aussi suprêmement écrit pour la voix humaine, tout comme le Français Gabriel Fauré) quoique tant de musicologues ont choisi de l’ignorer et de le dénigrer par un silence durable sur la valeur de son oeuvre, un silence très réprobateur , une feinte de clique se croyant bien avisée et se disant de l’avant-garde. Cette désobligeance devint son anathème, car il semblait encore récemment, de bon ton de se joindre à cet exercice de lapidation. Je me dois de donner des exemples pour en avoir éprouvé moi-même de la rage, il y a 40 ans, parmi <<l’élite musicale montréalaise>> de l’époque, aujourd’hui décimée, moribonde ou disparue voire amuïe. Dans les années 1970 et 1980, à chaque occasion de célébration ou de concert où nous partagions candidement nos impressions sur les solistes et les oeuvres, il était de mise alors de vénérer Schoenberg, Bartok, Stockhausen et al. Serge Rachmaninoff et ses oeuvres étaient systématiquement l’objet de la risée générale. Voyons même un peu chez le musicologue Roland Manuel, la mesure de son typique dédain à la française du musicien russe qualifié de dépassé ou de démodé, car il ne le portait manifestement pas dans son coeur. Serge Rachmaninoff n’apparaissant pas même au tableau synoptique des compositeurs répertoriés précédant ses ouvrages diserts, ces dissertations livresques qualifiées de pédagogiques! Inutile de chercher le nom du compositeur russe. En grand pontife musical de l’époque, Roland Manuel se plaçait alors en dialogue avec des interlocuteurs(trices) de connivence avec lui pour ne jamais mentionner le nom de Rachmaninoff et se justifier mutuellement de n’en pas décrire la teneur ou la portée des oeuvres. Pas un seul mot à la radio ou la télé, encore moins dans des écrits parfois un peu doctes publiés et réédités, des écrits que la nouvelle génération qualifierait absolument et avec justesse de pédants. Staline et l’URSS pouvaient compter sur ces Aragon (ou Gide ou Sartre) du monde de la musique!
Le musicologue Roland de Candé ne poussa pas l’injure aussi loin dans son Dictionnaire musical historique et discographique publié aux éditions du Seuil (1969) mais sous l’article Rachmaninoff, ce docte musicologue (vénérant à juste titre la stature des grands B -Bach, Beethoven, Brahms tout comme Haydn, Mozart et les géants de la musique, bien entendu) prenait l’attitude d’une geste musicale hautaine. Voici ce qu’on lisait : <<Pianiste. (…) compositeur très conventionnel qui n’appartient ni à son temps, ni à une école déterminée. Sa musique est solidement construite et brillamment écrite pour le piano, mais le lyrisme généreux qui a valu à deux de ses oeuvres (2ème Concerto pour piano et orchestre, Prélude opus 3 no.2) un prodigieux succès populaire se réclame d’un romantisme désuet.>>
Pour un rétrécissement de l’oeuvre à deux opus, c’est prodigieux !
Plus près de nous, l’immense interprète Claudio Arrau, alors en entretien avec Joseph Horowitz balance publiquement cette énormité: <<Rachmaninoff était un authentiquement grand pianiste, mais pas un grand interprète, parce que tout ce qu’il jouait devenait du Rachmaninoff. (…) J’ai entendu de lui plusieurs récitals, ce devait être dans les années 20. Techniquement c’était phénoménal. Mais la sonorité, je trouve, n’était pas bonne. Et l’interprétation, terrifiante. Il ne semblait même pas se préoccuper de ce que le compositeur avait voulu dire. (…Arrau veut décocher ensuite une flèche concernant l’ignorance de culture musicale fondamentale chez Rachmaninoff et il livre cette anecdote à la suite d’un récital d’Arrau lui-même où Rachmaninoff vient le féliciter en coulisses après prestation- Il n’avait jamais entendu parler de (les variations Éroïca de Beethoven) l’oeuvre, avant..! Il était très amical, très flatteur. Mais il n’était pas même surpris de les ignorer jusque-là. Les Éroïca!>>(Seuil. 1982, p.122). Claudio Arrau dont on ne saurait discuter du génie en matière d’interprétation, spécifiait lors d’entrevues de plusieurs heures fort enrichissantes sur sa vie, interviews toujours présentes sur You tube, qu’il admettait avoir déjà joué jadis le Troisième concerto pour piano et orchestre de Rachmaninoff mais en forme de confession d’une erreur de jeunesse. Il ajoute ensuite en exécrer désormais la mauvaise musique <<laide, horrible...>> Triste comportement. Bien sûr, ce grand interprète des concertos pour piano de Brahms, ceux-là ouvragés comme pas un, possède des points de référence et de comparaisons judicieux, notamment les Variations sur un thème de Paganini de Brahms faisant grand ombrage de lumière éclatante à celles plus modestes de Rachmaninoff quelque orchestre qu’on y ajoute afin d’en faire une oeuvre très valable tout de même. Mais donnons à Rachmaninoff l’estime qu’il mérite, reconnaissons l’émotion qu’il suscite sans conteste au sein des auditoires de mélomanes modestes.
- Mise en évidence d’une fronde politique réelle
Rachmaninoff a vécu l’ostracisme.
Oser rétorquer à Joseph Staline, monstrueux tyran soviétique ayant interdit sa musique en URSS, c’est plus que du courage . En signant et en publiant à répétition des lettres de protestation contre les massacres par millions de paysans russes lors de la collectivisation stalinienne des terres, Rachmaninoff semble admirable devant tant de pouvoirs criminels! La résolution d’émouvoir les foules de gens au coeur simple par une musique romantique jugée dépassée n’était pas le vrai crime à dénoncer! Notre lâcheté est toujours celle de la fable des Animaux malades de la Peste.
- <<Je chute dans un abime de nostalgie>> -Serge Rachmaninoff
Du reste, Rachmaninoff a vécu à une époque tragique, celle de l’effondrement aristocratique, la seule forme de gouvernement humain où les meilleurs (en arts et en sciences) pouvaient obtenir le mécénat essentiel à la grande création valable, à la plus haute recherche esthétique et scientifique. Rachmaninoff avait le courage de ses opinions fort valables et justifiables à propos de la musique moderne. Il a vécu à l’époque des révolutions esthétiques de tout acabit, dont le fameux surréalisme et autres modulations de foutaises de l’avant post-modernisme-cette fièvre démentielle menant aux déconstructions loufoques actuelles- courants mis à la mode et obligeant l’opinion de tout un chacun à feindre l’enchantement.
Rachmaninoff était un pur qui détestait le mensonge et l’esbroufe dont notre époque se gave encore. On peut imaginer la morgue qu’il eut à endurer, telle celle de son ex-camarade de classe le hautain et méprisant (ou mystique exalté, disjoncté de parfums, de saveurs et de couleurs imaginées onctueuses jusque dans la musique même!) le grandiloquent Alexandre Scriabine, sans oublier le surgissement spectaculaire du grand Serge Prokofiev qui apparaît avec un éclat harmonique quasi cosmique (les sonorités de son Second concerto pour piano et orchestre) en tout cas un musicien contemporain bien plus grandiose ou brillant qu’Igor Stravinsky, aux yeux de Rachmaninoff. Il y avait aussi, ailleurs qu’en Russie à cette époque des musiciens magnifiques encore vivants tel le trop sous-estimé Gabriel Fauré suivi de Claude Debussy bien sûr… avec son langage magnifiquement original, puis l’éclosion en Russie soviétique même du persévérant Shostakovich se pointant pour éclipser fort facilement le toujours très discutable Béla Bartok. Il est vrai que Rachmaninoff ne s’est intéressé à aucun d’eux et qu’il vivait replié sur lui-même, en permanente dépression et aux États-Unis d’Amérique par-dessus le marché.
Mais au chapitre de la liberté d’expression, Rachmaninoff était-il seul à oser s’indigner politiquement et à porter la mélodie aussi primordiale et haute que Chopin en avait institué (dans la foulée de Vincenzo Bellini) la prééminence essentielle en musique? La mélodie était perçue comme le critère premier et sublime de l’âme humaine par le compositeur neurasthénique Rachmaninoff. Il cultivait la beauté tragique avant tout. En cela, il n’a jamais trahi ses préférences.
Un autre homme, très grand compositeur, lui aussi osé et courageux en cette matière d’opinion sur la musique moderne fut son contemporain: Maurice Ravel. Celui-ci avait eu ce même courage que Rachmaninoff de s’en prendre à Schoenberg et Bartok, pour dénoncer les innovations mathématiques sérielles soumises aux calculs savants et froids. Des froideurs par lesquelles la musique n’était pas issue du coeur ou de l’esprit du compositeur mais de savantes constructions analytiques. Ravel écrivit un article éloquent à ce propos où il critiquait les jeunes compositeurs (sans les nommer toutefois, à la différence de Rachmaninoff qui, en les nommant, se fit ainsi des ennemis ciblés) tout en admirant leurs audaces : <<La musique doit venir du coeur. et l’étude approfondie de Mozart demeure fondamentale>> écrivait-il au magazine américain The Etude pour ceux et celles que la remémoration de cette publication musicale mensuelle, jadis magnifique, émeut encore.