Il est rarissime que les solistes du monde classique offrent un programme de piano tout Fauré aux mélomanes raffinés même au public d’élite disposé à l’exigeant ravissement consécutif à la plus sublime recherche ou sophistication harmonique du répertoire. On découvre le compositeur français par le Requiem, la Pavane, parfois ses nombreuses attendrissantes mélodies mais rarement par sa musique de piano.
Stéphane Lemelin aura réussi son pari de 75 minutes d’écoute révérencieuse de son public venu de La Chapelle historique du Bon Pasteur (en exil obligé au Centre Canadien d’architecture) pour entendre et écouter l’intégrale des Nocturnes de Fauré.
La signature Yvonne Hubert
Gabriel Fauré aura marqué (et, en 1903, remarqué!) la figure musicale féminine classique la plus importante de l’histoire du Québec: il s’agit d‘Yvonne Hubert (lire l’entrevue dans la revue L’Analyste), une pédagogue belge et mentor d’une centaine des plus grands pianistes et toujours vaillants professeurs œuvrant tout partout dans le monde et dont fait partie Stéphane Lemelin, directeur du département de piano à McGill depuis 11 ans.
Dans une ample entrevue de 1984-85, sa dernière et une des très rares qu’Yvonne Hubert ait accordée, elle me résumait sa méthode, son approche, ses valeurs, la situation musicale du Québec durant ses 70 ans de professorat où elle avait joué un rôle capital de diffusion culturelle notamment avec son École Normale de Musique Alfred Cortot (nom de son autre illustre professeur).
Fauré exige une intense écoute
Stéphane Lemelin l’expliqua très bien durant son éloquent récital Intégrale des Nocturnes de Fauré : jouer de la musique exige une minutieuse écoute de soi au sein de tout espace acoustique, à tout moment mais notre monde rejette cet effort: la musique de Fauré exige un repli intérieur où jaillit l’effusion des émotions reliées aux sentiments que font sourdre ces rares harmonies des inventions fauréennes.
Écouter, de nos jours, est devenue une activité rébarbative non seulement une rareté mais une prodigieuse exigence vu notre époque d’autoglorification aveuglante assoiffée d’images placebos, d’instantanés frivoles, de reconnaissance superficielle faute de substance morale ou philosophique intériorisée. Ainsi, Gabriel Fauré rebute un public toujours en course folle sans but autre que la gratification épidermique, certes agréable, mais il ya plus. L’univers auditif implique de ressentir.
Un parcours de contrastes
Le récital de Stéphane Lemelin du dimanche 3 novembre offrait, en première partie, la séquence suivante des Nocturnes: les numéros 1 (1875), numéro 4 (1884), numéro 5 (1884), numéro 9 (1908), numéro 11 (1913), numéro 3 (1882), numéro 6 (1894). Ce rusé va et vient permettait de reconnaître la texture harmonique évolutive par des couplages de nocturnes explicités adroitement au public.
Le contexte des drames d’une Europe enterrant 26 millions de morts et trois empires anéantis avec une Révolution bolchévique pleine de répercussions, tout ça sous les yeux de Fauré, pouvait être perçu ou déduit dans l’esthétique et le déchirement des nocturnes tardifs de la seconde partie du programme plus contrastée: les numéro 8 (1902), numéro 7 (1898), numéro 10 (1908), numéro 12 (1915), numéro 2 (1880) et l’accablé nocturne numéro 13 (1921).
Un jeu attentif favorisant l’incorporation
Plusieurs prometteurs jeunes pianistes (auxquels je consacre une oreille attentive lors des concerts de leur classe à toute faculté ou conservatoire durant les années scolaires) étaient dans la salle: les commentaires de Stéphane Lemelin, tout autant que son jeu constituaient une bien plus riche conférence de maître que cette manie courante de reprendre devant tout le monde tel élève nerveux ou sur la sellette dans une pièce souvent trop longue en sautant aléatoirement d’une page à une autre de la partition, sans profonde fertilisation de l’écoute.
Musique, chant, danse
Le jeu pianistique exige la participation du corps à la danse. Au piano, il faut faire danser les doigts programmés à un doigté adapté à la vélocité ou l’appui de tel ou tel doigt plus tendre ou plus expressif que le suivant, kinesthésie obligée du corps. Mais il y faut une danse de l’âme aussi et jouer comporte un aspect théâtral (comique ou tragique).
Incorporer une œuvre propulsée par le toucher multiplié de tendresse unique à sa personnalité récitant par cœur une œuvre, jusqu’à la prise de possession violente (songeons aux trois mouvements de Petrouchka d’Igor Stravinsky) mais amoureuse qui donne vie et ivresse, c’est ça, à mon avis, interpréter. L’idée des 6 pauses explicatives durant lesquelles Lemelin s’adressait à l’intellect du public reste essentielle. Il faut, de la sorte, révéler sa pensée d’autorité d’interprète (si on a de quoi dire d’utile qui vienne de soi) jusqu’à en commenter la substance sonore présentée au public convié.
Album double Fauré (ACD2 2466)
Un album de deux très beau disques laser sur étiquette ATMA classique dévoile le parcours de la genèse des nocturnes et des barcarolles au fil de leur naissance sous les doigts et l’esprit minutieux de Fauré, un compositeur si exigeant YvonneHubert que même Liszt, à qui Fauré présenta en personne sa belle Ballade opus 19, dut se résigner à en abandonner la lecture en affirmant que c’était « trop complexe » pour lui, à son supposé vieil âge.
Ainsi, jouer du Fauré n’offre pas l’épate de jouer ces fabuleuses fulgurantes études de Liszt, il n’y a rien de superfétatoire, rien du spectacle: tout l’ouvrage est d’évoquer triomphalement une délicate ou bouleversante ou abstruse mélodie.