Charles-Richard Hamelin a livré une version remarquable du Concerto en fa mineur pour piano et orchestre (numéroté opus 21), une version qui fera date sans doute dans l’histoire de l’enregistrement classique au pays. Ce sera, chez Analekta, une version enregistrée avec l’Orchestre symphonique de Montréal dirigé par un Kent Nagano énergique, une résultante sonore encore à définir suivant les choix opérés parmi les trois prises de son (dites «live») en concert et une autre série de prises de son lors de séances élaborées en format studio au sein de la Maison Symphonique en ses portes closes.
La version que j’ai entendue jeudi soir 11 octobre, jouée salle comble, quasiment à guichets fermés, sera incontestablement un grand cru. On pourra encore faire mieux, peut-être, le soir et l’après-midi suivants des jours subséquents avec le second concerto déclaré par concours de circonstances le no. 1 en mi mineur qu’on croit être couramment le premier car il porte l’opus 11. Dans le Concerto dit no. 2 en fa mineur opus 21, joué jeudi en premier (car c’est véritablement le premier et il fut créé à Varsovie un 11 octobre 1830 car je dois souligner la coïncidence, notre jeudi soir 11 octobre aussi, ce fut exactement 188 ans depuis cette première qui connut un vif succès!) ce fut virtuellement la perfection sonore chez le soliste québécois. Tout était parfait. Sauf une seule infiniment minuscule discordance au troisième mouvement qui pourra être purgée par découpage et substitution.
Le chef Nagano était en grande forme lui aussi, quoique il n’avait pas hélas les flûtistes hors-pair Denis Bluteau et Tim Hutchins, ce qui, vu l’importance des mélodies reprises par les vents en dialogue et les bois surtout, constitue une malchance d’occasion ratée, pour cette version enregistrée devant faire date comme l’opportunité saisie du retour en force de l’OSM sous Analekta en tout cas parmi les grands orchestres enregistrant encore vigoureusement. L’OSM se doit d’ailleurs de rester en selle pour les plus hautes distinctions des prix d’enregistrements en musique classique. Des versions très nombreuses existent des deux concertos pour piano et orchestre de Frédéric Chopin notamment avec le Chilien et légendaire Claudio Arrau (ma version d’intégrale préférée), il y aussi l’ingénue version de Maurizio Pollini jeune, les vieux enregistrements de la grande poétesse du clavier Guiomar Novaes, Brésilienne, encore que certains critiques disent aussi du bien de celles de l’octogénaire Marta Argerich que je trouve certes cosmique de virtuosité mais froide, indifférente aux grands moments de poésie, trop souvent fantasque mais électrisante dans Prokofiev et Tchaïkovski, bien sûr.
Comme madame Argerich est archi puissante dans le milieu pianistique, tout le monde la porte aux nues, certes souverainement agile donc on lui pardonne presque tout, mais quand on voit les notes de désaveu qu’elle a données à l’exceptionnelle poétesse et interprète du Concerto en mi mineur de Chopin en 2015, soit Kate Lui lors du dernier concours Chopin (et aussi celles à Aimi Kobayashi), madame Argerich perd beaucoup de prestige et elle n’a pas été très généreuse non plus pour le pianiste Eric Lu finaliste 2015 lui aussi de haut niveau et remarquable interprète ayant gagné le concours Leeds il y a à peine quelques semaines. Enfin, notre Québécois Charles-Richard Hamelin a la chance d’être authentiquement valeureux Deuxième Prix au concours Chopin 2015 et de le mériter pleinement. Avec cet enregistrement Chopin très attendu, encore à finaliser, il aura la chance de se démarquer comme le plus intense des pianistes-poètes de sa génération avec Kate Liu, la sublime interprète japonaise Aimi Kobayashi, j’ajoute qu’il y a aussi l’Américain George Li (médaillé d’argent au concours Tchaïkovski 2015) encore très jeune et excellent musicien lui aussi dans ce répertoire joué partout en lequel les nerveux à la Daniel Trifonov ou l’ingénieusement habile Ingolf Wunder (concours Chopin 2010) n’ont pas eu le dernier mot pour saisir ce trophée de plus grand jeune interprète actuel de Chopin.
Le jeu de Charles-Richard Hamelin a énormément mûri depuis 2015: il impressionne sans cesse. J’entends toujours plus de fine sensibilité et d’adresse (son deuxième prix au concours international de piano de Montréal avait été une première lueur de talent authentique). Le programme de la soirée du jeudi 11 octobre sera donc répété vendredi le 12 octobre et dimanche le 14 octobre et, essentiellement, il comportera le défi de rehausser le niveau du Concerto en mi mineur pour piano et orchestre que Charles-Richard Hamelin possède assez bien en tête, mais jeudi on l’a senti nerveux, trop fébrile digitalement et en somme à l’aise que dans le fa mineur un concerto qu’il était le seul à avoir choisi en 2015 à la finale du concours Chopin. C’est dans ce dernier concerto au programme (en mi mineur) qu’il reste encore beaucoup de travail de mûrissement (quelques égarements ont été évités de justesse, certes, mais plusieurs fausses notes dans les passages de haute virtuosité ont détonné, en plus d’un manque d’abandon poétique à la hauteur de nos attentes car il en est capable également dans les premier et troisième mouvements.
Ceci dit, la Romance-Larghetto (soit le deuxième mouvement) fut absolument magistrale de sublime élévation et très touchante. Peut-être y aura t-il une inversion à instaurer au programme (le jouer avant le fa mineur car la soirée est longue et la fatigue du programme en son effort immense s’installe) sinon une distance à prendre par mûrissement. Je prends quelques moments pour expliquer cet imbroglio de l’ordre réel de création et de publication des concertos de Chopin: disons que le manuscrit du vrai premier concerto aujourd’hui opus 21, Chopin l’avait tout naïvement égaré soit en Pologne en quittant trop rapidement son pays pour Paris sinon égaré dans son appartement parisien… et ce vrai premier concerto en fa mineur fut publié plus tard alors qu’il avait été composé avant le mi mineur lequel est aujourd’hui connu sous le numéro d’opus 11. C’est donc anecdotique: Chopin n’ayant plus rapidement sous la main que l’opus 11 actuel à offrir subito presto aux éditeurs quémandant vite ses oeuvres concertantes, le deuxième concerto est devenu le premier et celui qui fut vraiment créé le premier devint le faux second dans la numérotation.
De très grandes versions existent de ces resplendissants concertos et c’est ça la richesse excessive de nos trésors appelée pléthore: c’est toujours tentant un palmarès mais on en est au point où entre l’opus 21 de Clara Haskil (Ermitage 454696-2) soit le fa mineur avec Igor Markevitch et l’Orchestre des concerts Lamoureux, le pianiste Marian Pivka avec l’orchestre slovaque sous Oliver von Donhnànyi (TGC-2-7683) et le double exploit de Krystian Zimerman (Premier prix concours Chopin 1975- avec le Polish Festival Orchestra sur Deutsche Garamophon 459-684-2) sans oublier les versions de concertos par Alfred Cortot, Stefan Askenase (Heliodore 2448066), l’opus 11 avec la pianiste Branka Musulin, ensuite des découvertes est-européennes telle Dubravka Tomsic avec l’orchestre de la radio de Ljubjana (Classical Heritage Ch1214B) et j’en passe une immensité de virtuoses fabuleux en Pologne même…on a l’embarras du choix selon son goût. Pour le soliste Charles-Richard Hamelin, la soirée de jeudi devint peut-être longue de résistance et de patience nerveuses avec une addition au programme, soit l’oeuvre de Bartok qui n’avait pas vraiment sa place dans un concert dédié au centenaire de la première indépendance de la Pologne (indépendance bafouée encore longtemps les trois partages par la Prusse, l’Autriche et la Russie s’étant jetées sur la Pologne, ensuite Hitler et l’URSS…jusqu’en 1990). En guise de pièce de rappel et pour clore le portrait des réflexions de cette inoubliable soirée, Charles Richard Hamelin a joué avec une tendre intimité et la plus fine délicatesse de toucher qui soit, le bouleversant nocturne composé par Chopin en 1829 et qu’il avait envoyé avec une dédicace à sa soeur Louise au moment de son départ ou exil hors de Pologne (à l’origine prévu pour deux ans) un départ finalement définitif de Pologne, ce fut donc le fameux et accessible nocturne en do dièse mineur perdu puis retrouvé par Mila Balakirev, compositeur russe qui sera le premier à le jouer en 1894 à Londres. Les vivats de la foule ont accompagné Charles-Richard Hamelin et le pianiste québécois fit preuve de retenue et de modestie dans un contexte où tant de pianistes perdraient humilité et mesure. Chacun est reparti souriant, heureux, réconforté de ce concert.
Photos crédits : Antoine Saito