Toute œuvre qui s’éclaire par la compréhension, aux toutes dernières minutes du spectacle, de l’essentielle prise de connaissance de l’événement pathétique amplifiant la magnitude d’une tragédie, même une tragédie itérative dans l’Histoire assassine ou meurtrière de l’Humanité, est vouée à un grand succès pour qui la verra une toute première fois. C’est le cas d’Incendies de Wajdi Mouawad qui fait le tour du monde artistique et cinématographique, traduite en plus de huit langues depuis plus de 20 ans.
La compagnie de Théâtre Duceppe sous Jean-Simon Traversy et David Laurin réarticule donc le propos dérangeant de violence et de sang répandu, mais l’histoire perçue du point de vue de celle qui enfante et aime sa progéniture tout en révélant, le plus tardivement possible, la blessure impossible à cicatriser que constitue le viol guerrier.
La mise en scène audacieuse de Elkhana et Inès Talbi met ainsi en lumière la quête d’identité et de parentalité de Simon et Jeanne soit deux jumeaux (Sabrina Bégin Tejeda et Neil Elias) qu’une mère nommée Nawal (l’actrice autochtone Dominique Pétin) oblige à se lancer vers un périple de reconnaissance (sur le plan tant de l’Histoire que de la Poétique théâtrale aussi).
Le révulsant Nihad
L’acteur Reda Guerinik joue adéquatement le personnage criminel de vengeances assassines et de démence de Nihad, enfant et Homme révolté (non pas au sens camusien), lui-même la clef de l’événement pathétique au sens même de la Poétique d’Aristote à laquelle obéit dans ses schèmes bien articulés la pièce de Mouawad en tant qu’histoire complexe.
La pièce jouait l’anodine inconscience au départ, avec le comédien Denis Bernard dans le rôle d’un simpliste notaire de famille bien innocent comme on dit, en langage désinvolte de chez nous qui s’occupait d’une simple succession…
Un mois de Solidarité palestinienne
À l’entrée du théâtre, sur doubles grands écrans, s’affichaient en poses évanescentes toutes les 10 secondes chacun des dessins d’une habile artiste palestinienne, de foudroyantes huiles ou aquarelles éloquentes de l’État des lieux pour les habitants de Gaza : les photos authentiques feraient scandale si on osait montrer les tortures (dès lors indéniables) de la faim, de la soif, de l’anéantissement planifié, délibéré, éhonté. Des dessins, ça contourne le critère censurant de l’audace déplacée, insupportable.
Ni vus, ni connus?
Les invités de la Première, pris dans le tourbillon narcissique de l’importance indéniable de leur propre personnage soucieux de notoriété, passaient outre sans voir la projection, ni percevoir le propos, ni feindre même s’y intéresser tellement, au fond, ces deux murs de projection au Théâtre Port Royal incarnent bien la honte de l’Occident.
Quiconque a eu conscience des événements du Proche-Orient depuis la résolution de partition de 1947, les débuts des plus de 33 massacres de villages au cœur du nettoyage ethnique du pays palestinien, quiconque connaît les événements des 750 mille habitants de Palestine incarnant ces populations expulsées manu militari, toute cette naissance étatique venue d’un tracé anglo-français-russe mais aussi de la Terreur, de la cruauté et du fanatisme des milices… aurait dû s’y attarder! N’importe, on se retrouvait vraiment au Préambule parfait de la pièce cauchemardesque de Mouawad qui a très tôt remis le nez et le visage des spectateurs de force dans le puant dégât .
Village de Deir Yassin, avril 1948
Une parole de la pièce tonne lorsque la mère Nawal explique ceci à ses deux gémélaires enfants: « Il y a des vérités qu’on ne peut révéler que si elles sont découvertes. » Toute tentative de vérité démasquant l’usurpateur choque autant que la recherche de toute justice correctrice intègre forçant l’amende du plus fort abusant des faibles. On sait ça.
Même des personnages éminents des Nations Unies (ou Désunies) tel le comte suédois Bernadotte assassiné bien qu’alors en mission de compromis en Palestine, sont conspués: aujourd’hui encore, on trouve des preuves au quotidien de l’amuïssement décrété de cette cause.
Mais c’est toute cette histoire d’Incendies qui est pétrie de carnages, de tirs décapitant à bout portant, de jeux nécrophiles par dialogues insensés avec des cadavres de femmes, ce sont tous ces discours filmés de mégalomanes avec un AK-47 empoigné virilement qui sont dans la pièce chez Duceppe, et en grandes effusions de rouge et de sang.
Massacres et conscience
Sciemment éviscérées autour de Deir Yassin, il y eut bien plus d’un seul village des femmes égorgées et éventrées le 9 avril 1948: les victimes ne sont plus là pour faire entendre leurs lamentations, mais peut-être que le discours, bien entendu vengeur, du personnage de Nihad pourrait faire réfléchir à nouveau sur cette liste ici bas, des villages d’alors qui ont disparu pendant qu’on fracassait la tête des enfants palestiniens, qu’on éventrait les femmes enceintes, un peu comme le décrit Voltaire dans le second chapitre de son conte philosophique Candide (1759) et un peu comme le récit ou narratif officiel, étrangement similaire, mais inversé, des dits-événements récents dudit 7 octobre 2023?
Villages épurés d’effet anti-partition
En saisissant les territoires, les terres, les maisons, l’espace de la Palestine, tout projet, toute idée de faisabilité de « Solution à deux États », ce leurre bernant encore accepté par les fins-finauds politiques soudoyés du bel Occident en totale décadence, on entérinait avec ruse le nettoyage et l’appropriation territoriale malgré que ce mois actuel au Québec de soulignement de la cause palestinienne à Montréal, en novembre 2024, passera sans aucun doute sous le silence du faire semblant qu’on s’occupe plus viscéralement ailleurs… aussi pour le plaisir pervers du jeu tellement honnête de feindre ignorer.
In memoriam
Néanmoins, voici la liste des villages rasés en date précise de cette seule année 1948, 76 ans plus tard, ce n’est pas un luxe que de remettre les points sur les i : Al Abbasiyya (4 mai 48) ), Abu Shusha (14 mai 1948) Ayn az Zaytun (2 mai 48), Balad ash Sheikh (25 avril 48), Bayt Daras (11 mai 48), Beer Sheba (21 octobre 48), Burayr (12 mai 48), Al Dawayima (29 octobre 48), Deir Yassin (9 avril 48) , Eilaboun (29 octobre 48), Haifa )21 avril 48), Hawsha (15 avril 48), Husayniyya (21 avril 48), Ijzim (24 juillet 48), Isdud (28 octobre 48), Jish (29 octobre 48), Al Kabri (21 mai 48), Al Khisas (18 décembre 48), Khubbayza (12 mai 48), Lydda (10 juillet 48), Majd al Kurum (29 octobre 48, Mannsurat al Khayt (18 janvier 48), Khirbet, Nasir ad Din (12 avril 48), Qazaza (9 juillet 48), Qisarya (15 février 48), Sa’sa (30 octobre 48), Safsaf (29 octobre 48), Saliha (30 octobre 48), Arab al Samniyya (30 octobre 48) Al Tantoura (21 mai 48), Al Tira (16 juillet 48), Al Wa’ra al-Sawda (18 avril 48, Wadi ‘Ara (27 février 1948).