Janine Sutto n’est plus. À 95 ans, tout le monde s’y attendait et pourtant, nous avons tous été surpris parce que cette survivante a toujours défié les règles, les tabous et les lois écrits et non écrites du monde artistique et de la société.
Elle était ma voisine au complexe immobilier du Rockhill sur le Chemin de la Côte-des-neiges et je la voyais marcher chaque jour de plus en plus lentement, s’appuyant sur le bras d’une amie. Parfois elle me disait bonjour. Parfois pas, parce qu’elle voyait moins bien, pensais-je alors. Je n’osais plus l’aborder. Elle, si diminuée, m’impressionnait encore. Parce que Janine Sutto, c’était déjà un monument : rien de moins que le plus grand monument relié à la naissance des arts de la scène, du cinéma et de la télévision du Québec.
Cette grande dame qui a traversé allègrement la grande noirceur de la province de Québec, a participé et accompagné la création des feuilletons radiophoniques dans les années 30, le cinéma québécois à la fin des années 40, les théâtres du TNM et du Rideau Vert au début des années 50, la télévision en 1952 et même les scandaleuses Belles-Sœurs de Michel Tremblay en 1968.
J’ai rencontré Janine Sutto à quelques reprises dans le cadre d’entrevues parues dans le journal La Presse. Dans son appartement tapissé de souvenirs de sa glorieuse carrière, je me faisais un plaisir fou à voyager dans le temps et Janine Sutto était mon guide. Déjà je me désolais du fait qu’on ait si facilement oublié les grands personnages de notre théâtre. Par exemple, cette photo de Pierre Dagenais qui dominait dans le salon. Elle a épousé ce jeune prodige en 1944.
« Pierre était un génie, me confiait madame Sutto, le plus grand homme de théâtre de son époque. Nous nous sommes épousés et nous nous sommes séparés un an après. Il était intense, intransigeant, exigeant et finalement, il s’est mis tout le monde à dos dans le milieu théâtral. Comme moi, il n’avait aucune conscience de l’argent. Nous avions formé la compagnie théâtrale L’Équipe à l’époque et une dette de 40,000 $ nous avait obligé à fermer les livres ».
Elle était toujours sereine madame Sutto. Jamais mélancolique, jamais triste, encore moins amère. Comme si elle n’avait jamais souffert. Quand je lui ai demandé qu’elle était la plus grande qualité d’une comédienne, elle m’avait répondu, le plus simplement du monde :
« C’est de se faire entendre jusqu’à la dernière rangée du théâtre. C’est tout ».
Janine Sutto était de la distribution de la toute première pièce du TNM, L’Avare de Molière. Elle a également été impliquée dans la création du Théâtre du Rideau Vert, le premier théâtre administré par des femmes, en l’occurrence Yvette Brind’ Amour et Mercedes Palomino. À la même époque, elle tournait dans le premier film québécois Le père Chopin. En 1952, la télévision porte un dur coup aux cabarets et au cinéma québécois. Encore là, la jeune Janine Sutto se fait connaître par le grand public de la télévision en faisant valoir ses talents de comédienne dans plusieurs téléthéâtres et dans Les belles histoires des pays d’en haut. Janine est devenue avec le temps une comédienne très recherchée dont le talent fait l’unanimité. Et pourtant, elle n’a jamais fréquenté une école de théâtre.
« Il n’y avait aucune école de théâtre à mes débuts. Et par la suite, les femmes n’étaient pas admissibles dans les troupes de théâtre », me confiait madame Sutto, en reconnaissant le mérite des fondatrices du Rideau Vert qui ont ouvert les portes du théâtre aux jeunes comédiennes. Notons en passant que le père Legault, n’admettait pas les femmes dans la troupe des Compagnons de Saint-Laurent, pépinière des plus grands comédiens des années 50.
Si elle a eu une longue carrière de comédienne, Janine Sutto n’a pas pour autant négligé sa vie privée. Après Pierre Dagenais, c’est Henry Deyglun, auteur de nombreux feuilletons radiophoniques, qui est l’homme de sa vie en 1957. Ils auront deux enfants, Mireille et Catherine, sa sœur jumelle atteinte de trisomie. Le couple s’est installé près de la demeure de Félix Leclerc à Vaudreuil et a vu passer les Charles Aznavour, Charles Trenet, Michel Legrand et les grands de la chanson française.
La comédienne ne s’arrêtera jamais par la suite, en jouant autant des personnages du grand répertoire que dans les Belles-Sœurs de Michel Tremblay que dans la comédie Symphorien avec Gilles Latullipe.
« J’interprétais le rôle de Berthe L’Espérance dans cette comédie présentée à TVA (le canal 10 dans le temps) et c’est toujours le personnage dont les gens me parlent quand je les rencontre dans la rue », notait madame Sutto.
Finalement, cette grande comédienne a tout joué dans sa vie. N’a jamais connu le mépris envers quoi que ce soit, ni qui que ce soit. Elle a ainsi joué dans les théâtres d’été avec un égal bonheur et je l’ai rencontrée pour un dernier entretien dans le cadre de la promotion de la pièce Mal de mère présenté au Théâtre La Dame Blanche à Québec alors qu’on célébrait les 60 ans de carrière de madame Sutto alors âgée de 80 ans. Cette comédie française de Pierre-Olivier Scotto était présentée dans un théâtre d’été de Québec. La comédienne m’avait alors étonnée par son énergie et sa passion pour son métier après toutes ces années. Je la considérais alors comme un phénomène.
« Je ne suis pas un phénomène, répliquait-elle. Je puise mon énergie dans ma fille Catherine qui, à 43 ans, n’a jamais quitté son enfance. Elle n’a su qu’aimer les gens. C’est elle qui m’a appris à ne jamais vieillir. Sa joie de vivre me soutient et me stimule. C’est elle le phénomène ».
Pendant 50 ans, Janine Sutto, a entouré Catherine de tous les soins. Ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’elle a dû se résoudre à la confier à un centre spécialisé.
Et je retiendrai de Janine Sutto, qu’avant le théâtre et la reconnaissance de ses pairs, c’est Catherine qui lui a permis de réussir sa vie.