Un public qui rit durant presque deux heures au théâtre ! On ne voit pas ça si souvent ! C’est pourtant le cas à La Licorne, par les temps qui courent, même si tout n’est pas jojo dans la nouvelle pièce de Simon Boudreault. Après avoir mis en lumière le délire de la consommation avec As is, l’auteur tourne maintenant les projecteurs vers les consommateurs, c’est-à-dire vous et moi. Le marketing s’est-il emparé des relations humaines ? Sommes-nous devenus des spécialistes de notre mise en marché sur les réseaux sociaux, en se fabriquant des images plus ou moins proches de ce que nous sommes en réalité ?
«Le Darwin du marketing!»
Je suis un produit se déroule dans une agence de marketing branchée, dirigée par le désopilant Jeff (Éric Berner), un patron dans le vent qui étale ses idées et recommandations, même quand il circule à trottinette ! D’entrée de jeu, il explique que dans le domaine de la vente, on ne s’attarde pas aux nuances. Tout doit être simplifié en quelques mots. Même chose pour les relations humaines en général, où il vaut mieux éviter de s’enliser dans des explications compliquées qui finissent par avoir l’air de mensonges. Hilarant monstre de narcissisme, Jeff va jusqu’à s’auto-proclamer : «Le Darwin du marketing!» Survolté, Éric Bernier à lui seul vaut le déplacement.
Emballage accrocheur
Dans ce spectacle nerveux, les comédiens jouent devant des écrans où sont projetés divers messages publicitaires et clichés de réseaux sociaux, durant les transitions. Des tables et tabourets sur roulettes sont continuellement reconfigurés au rythme des stratégies qu’on développe dans l’agence de marketing.
«Jouer dans la tête des gens»
Jeff est emballé d’avoir embauché Jihane (Houda Rihani ), une immigrante Marocaine qui vient donner à son entreprise une image d’ouverture sur le monde. Cette femme qui a étudié en anthropologie, apprend vite les règles de la mise en marché.
Au début, elle prend le temps d’expliquer qu’elle vient d’une région peu connue du Maroc qu’elle tente de situer géographiquement. Mais, comme ça n’intéresse personne, elle finit par dire qu’elle vient de Casablanca. De plus, elle ne croit pas au voile, mais elle n’hésite pas à le porter et le défendre, lorsqu’elle comprend que cela l’aide à se positionner comme immigrante, un atout sur le marché du travail d’aujourd’hui. Houda Rihani est convaincante du début à la fin, dans cette comédie mordante et riches en rebondissements.
Puisqu’elle sait «jouer dans la tête des gens», Jeff utilise son employée pour tenter de reconquérir son ex, Alexandre (Louis-Olivier Mauffette). Le puissant entrepreneur se retrouve en fâcheuse position après avoir fait une blague douteuse sur les Arabes, lors d’une émission de télé. L’homme en péril sera-t-il sauvé du naufrage par l’agence de Jeff ? Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il y aura un hic ! Mais, même dans les moments inquiétants, Marie-Julie (Catherine Ruel), la souffre-douleur de Jeff, vient détendre l’atmosphère avec sa naïveté qui détonne dans ce monde calculateur.
Une fin inattendue
Je suis un produit ratisse large : racisme, appropriation culturelle, sexisme et même condition masculine, ce qui est rarissime ! En effet, le personnage de Sébastien (Alexandre Daneau), loyal serviteur qui attend une promotion depuis des années, est tout simplement écarté lorsqu’arrive Jihane. En plus, on lui fait comprendre qu’il ne doit pas maugréer, car ce serait perçu comme du sexisme et du racisme. Ses compétences et sa loyauté n’ont plus de valeur aux yeux de Jeff qui veut absolument éviter que son agence ait l’air d’un «boys’ club», péché capital aux yeux des tribunaux de la bien-pensance.
Cet homme blessé évoque aussi la dévalorisation du rôle du père, alors que son fils qui n’en n’a que pour sa mère, l’appelle «Sébas» comme s’il n’était qu’une simple connaissance. Alexandre Daneau porte son personnage avec justesse, mais on ne comprend pas comment il peut quitter l’agence en passant devant Jeff sans lui exprimer sa colère. Même si le texte est dans l’ensemble solide et efficace, il m’a semblé que la pièce se terminait abruptement.
Cela dit, la savoureuse variété de demi-vérités exprimées par les personnages de Je suis un produit est décapante et réjouissante comme un plat de bonbons assortis durant le temps des fêtes. Pas étonnant que la grande Licorne était pleine à craquer, vendredi soir (26 novembre). À entendre les commentaires enthousiastes des spectateurs, à la sortie de la salle, on est porté à croire que «Je suis un produit» est un gage de satisfaction garantie !
Je suis un produit
Texte et mise en scène : Simon Boudreault
Avec : Éric Bernier, Alexandre Daneau,
Louis-Olivier Mauffette, Houda Rihani et Catherine Ruel
À La Licorne : du 23 novembre au 18 décembre 2021
Nouvelle supplémentaire le 19 décembre à 15 h
Détails et billets : La Licorne
*Sur la photo : Houda Rihani, Alexandre Daneau, Éric Bernier, Louis-Olivier Mauffette et Catherine Ruel
Crédit : Patrick Lamarche / Photo fournie par Simoniaques Théâtre