Au lendemain d’un bouleversement politique on ne peut plus cinglant, la pièce « 1984 » présentée jeudi soir, nous a définitivement mis face aux dangers d’une société ignorante et individualiste. Ce fut vraiment une soirée troublante.
Honte à moi…je n’ai jamais lu l’œuvre de George Orwell parue en 1945, mais j’avais tout de même l’impression de savoir à quelle sauce « aigre » nous allions être mangés…Quelle claque ! J’étais loin de me douter que la description de cette société pourrie allait nous replonger dans les heures les plus pénibles du contexte politique actuel. L’idée ici n’est pas d’insister sur le concept de « Big Brother », figure métaphorique qui prône une surveillance extrême des individus et une réduction des libertés individuelles.
Non.
Ce qui retient notre attention, puis nous questionne et finalement nous gêne, ce sont ces phrases qui, martelées jusqu’à l’écœurement, finissent par nous faire réaliser que ce monde si sombre, nous rappelle étrangement celui dans lequel nous vivons. Et c’est cela qui est inquiétant : il faut que l’on soit écœuré pour réaliser : « La lucidité n’est pas statistique » ; « On n’aurait pas dû leur faire confiance. » ; « L’ignorance, c’est la force.»
Tout commence pourtant en douceur : une introduction rafraîchissante au cours de laquelle les comédiens présentent tour à tour, leurs impressions sur le livre, leurs réflexions, entrecoupées çà et là de petites blagues anodines comme les sonneries du cellulaire de Réjean Vallée ou encore les interruptions de paroles entre les protagonistes.
Puis brutalement, nous sommes amenés à suivre la douloureuse prise de conscience de Winston Smith, campé par Maxim Gaudette, impressionnant de réalisme. Il est soutenu par Julia (Claudiane Ruelland), « camarade » qui offre son corps aux membres du parti dirigeant, espérant ainsi les salir. Nous savons – comment en serait-il autrement – que leur amour est perdu, inutile. Nous n’essayons pas de les imaginer heureux, car définitivement, rien ne semble beau dans ce qui nous est décrit.
Comment le savons-nous ? Parce que la mise en scène, de très grande qualité, nous le montre, nous entraîne et nous maintient dans ce malaise. Figure montante de la mise en scène québécoise, Édith Patenaude réussit à créer une atmosphère violente – mention spéciale aux éclairages – et douce à la fois, notamment lors des transitions vers la chambre, la maison de la mère, l’antiquaire. J’ai cependant vécu une relation amour-haine avec la caméra, qui filmait les comédiens et projetait en temps réel ses images sur un écran : nous étions partagés entre l’envie de le regarder et de saisir l’expression des comédiens, et celle de regarder la scène dans son ensemble afin de ne pas perdre les petits trésors de scénographie. Ceci dit, Big Brother surveille grâce aux écrans, donc cet aspect dérangeant ne fait que s’inscrire dans la logique de l’histoire.
Deux passages ont particulièrement retenu mon attention. D’une part, les « deux minutes de haine » au cours desquelles les camarades littéralement possédés, encouragent l’exécution d’un des leurs, accusé d’avoir « pensé » et l’éloge de la « novlangue », qui favorise l’appauvrissement de la langue, dans le but ultime de réduire au maximum la pensée humaine.
La pièce se termine avec l’intervention d’Alexis Martin, dont le personnage nous plonge encore une fois dans un étrange paradoxe : malgré ses actes barbares, on se surprend à l’apprécier tant son discours est posé, méthodique et troublant de cohérence, en dépit de la prolifération de la novlangue.
On ressort de la salle ébranlé, perturbé, troublé…C’est parfait, c’est ce qu’il faut…
Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 16 décembre
TEXTE GEORGE ORWELL
MISE EN SCÈNE ÉDITH PATHENAUDE
COPRODUCTION THÉÂTRE DENISE-PELLETIER ET THÉÂTRE DU TRIDENT
Photo: Stéphane Bourgeois