C’est un événement en soi : plus de 50 ans après la publication de L’avallée des avalés, les personnages centraux sortent des pages de ce roman culte de Réjean Ducharme et montent sur scène pour y vivre leur histoire orageuse. Sarah Laurendeau (Bérénice), Benoît Landry (Christian) et Louise Marleau (Chamomor) incarnent cette adaptation théâtrale de Lorraine Pintal, ponctuée d’extraits de chansons de Robert Charlebois. L’arrivée sur scène de L’Avalée suscite beaucoup d’attentes. Compte rendu de Marc-Yvan Coulombe.

Crédit photo : Yves Renaud
Quelques mesures de la chanson déjantée Tout écartillé du fougueux Charlebois lancent le bal. C’est au son de cette musique nerveuse que les personnages viennent tour à tour esquisser quelques mouvements annonçant la tempête qui va sévir sur la scène du TNM. On s’étonne toutefois qu’on ait choisi cette pièce dont le texte est de Marcel Sabourin pour ouvrir un spectacle célébrant Réjean Ducharme.
Cela dit, le ton est donné et la colère de «L’avalée» ne tarde pas à exploser ! Même ceux qui n’ont pas lu le roman comprennent vite que Bérénice Einberg, enfant précoce qui se réfugie parfois dans un monde imaginaire et son frère Christian, qui rêve de devenir lanceur de javelot, souffrent du conflit conjugal de leurs parents. À noter que Pintal laisse tomber le rôle du père et met l’accent sur celui de la mère, qui est au coeur de ce trio familial torturé.
Bérénice, une enfant dégoûtée de la condition humaine s’écrie: «celui qui veut me redonner le goût de vivre a besoin d’être un sacré bon menteur». Malgré son jeune âge, elle est convaincue que «la grosse machine du temps», nous fait «tomber dans une embuscade». «Les voyages forment la jeunesse et laissent la vieillesse telle quelle», dira-t-elle, en étalant son mépris pour les humains qu’elle qualifie d’«agonisants moribonds». Au banc des accusés : sa mère (Louise Marleau) qui s’amène sur scène en miaulant, une bouteille de Cognac à la main. Cette femme, elle même rescapée d’une jeunesse torturée, dit vivre pour être aimée de ses enfants.
En fait, Bérénice est déchirée entre l’amour de sa mère et la haine qu’elle lui porte, accusant Chamomor de l’avoir rejetée. «Le visage de ma mère est beau pour rien. S’il était laid, il serait laid pour rien. Les visages, beaux ou laids, ne servent à rien. On regarde un visage, un papillon, une fleur, et ça nous travaille, puis ça nous irrite. Si on se laisse faire, ça nous désespère.»
Écorchée, «l’avalée» a choisi son camp. «Je suis contre l’amour», dit-elle, estimant qu’aimer signifie éprouver, subir, alors qu’elle refuse de souffrir. «L’amour est faux, la haine est vraie», renchérit-elle, en assumant sa violence. «J’ai de l’assassin ce que le feu a de l’incendie!». Sarah Laurendeau mord dans ce texte de Ducharme qu’on avait lu, mais jamais écouté. Grâce à la fougue de cette jeune comédienne, les mots du romancier québécois sonnent ! La poésie ducharmienne résonne sur scène. On a aussi recours à un extrait de la suppliante J’veux d’l’amour, texte de Ducharme mis en musique par Charlebois.
Cela dit, il est sans doute préférable de s’abandonner à ce spectacle sans trop comparer avec le roman. Il se peut, en effet, que dans nos souvenirs, la Bérénice du livre de Ducharme soit encore plus déchaînée que celle déployée par Laurendeau. Mais, le personnage scénique a aussi sa force. Le ton décidé de «l’avalée» devient une fronde verbale ! Ce qu’elle dit est réfléchi et prend l’allure d’un bombardement de vérités douloureuses, durant près de 90 minutes. Plus encore, par le truchement de la caméra, l’héroïne vide son sac en dévisageant le spectateur. Bérénice n’épargne personne y compris elle-même. Évoquant la mort de son amie Constance Chlore, elle demande : «Est-ce qu’on est responsable de ne pas avoir de larmes? Est-ce que le puits est responsable de ne pas avoir d’eau?»

Crédit photo : Yves Renaud
Quant à Benoît Landry, il est d’une polyvalence digne de mention, c’est-à-dire : à la fois acteur, DJ, chanteur et bruiteur ! En plus de lancer une séquence saccadée et remixée de California, il revisite un autre titre de Garou 1er, en chantant un extrait de Dix ans, émouvant texte de Ducharme : «Le soir après l’école on voyageait On prenait le bateau rue St-Laurent Il n’avait pas de mât pas de voile, on lui en donnait Même des drapeaux L’amour fournissait tout, tout Puis au bout de la ligne 55 On s’en revenait On ne voyait pas nos arrêts passer.» Un très beau moment de ce spectacle !
En plus des performances remarquables de ces trois comédiens et du plaisir de revoir Louise Marleau au théâtre, cette adaptation donne envie de relire Ducharme et de réécouter les chansons qu’il a écrites pour le grand Robert. Cela dit, c’est au son de l’indémodable Beau Danube bleu de Johann Strauss II que Bérénice conclut en résumant son mal de vivre, comme si cette musique préservait une part d’espoir. « La vie ne se passe pas sur la terre, mais dans ma tête. La vie est dans ma tête et ma tête est dans la vie. Je suis englobante et englobée. Je suis l’avalée de l’avalé. »
L’avallée des avalés / Adaptation théâtrale du roman de Réjean Ducharme par Lorraine Pintal. Avec: Sarah Laurendeau (Bérénice), Benoît Landry (Christian) et Louise Marleau (Chamomor).
Cette pièce a été présentée, en France, en 2018, d’abord à Avignon puis à Paris.