Un jour, elle est un refuge, et un autre, elle est tourmente. L’amitié entre deux personnes aux identités et réalités différentes, est loin d’être un fleuve tranquille. Malgré la complicité et l’intimité qui peuvent naître, il est compliqué de semer des graines qui développent des racines profondes dans un sol laissé inégal par des siècles de privilèges rarement reconnus et encore moins remis en question.
Ce sont ces réflexions, souvent inconfortables mais toujours nécessaires, que le Black Theatre Workshop met sur scène dans Every Day She Rose dans le cadre de différentes relations : celle entre les deux acteurs sous les projecteurs, celle entre les auteur.e.s derrière les mots, celle entre l’audience et les personnes qui lui viendront sûrement à l’esprit.
Privilèges et oppression
Ancrée dans le contexte de la Parade de la Fierté de 2016 à Toronto qui eut lieu moins d’un mois après l’attentat au club Pulse à Orlando, la pièce illustre comment les individus portent en eux des systèmes de privilèges et d’oppression. Ceux-ci se croisent et se recoupent, créant parfois des intersections pour que des amitiés se forment, et d’autres fois rouvrant des plaies constamment irritées, jamais vraiment guéries, pour lesquelles seul un éloignement de la source de la douleur peut être prescrit.
Cette année-là, Black Lives Matter Toronto, groupe invité d’honneur à la Fierté, organisa un sit-in d’une demi-heure, afin de mettre l’attention sur l’exclusion des personnes Noires de la parade et sur l’inclusion de policiers en uniforme dans celle-ci. Si l’inclusion de la police générait un sentiment de sécurité chez certain.e.s, chez d’autres, c’est plutôt une familière angoisse qui a été provoquée par la présence d’une institution associée à des pratiques abusives particulièrement envers les personnes racisées, dans un espace qui aurait dû être sécuritaire pour toutes et tous. Mais qui définit qui est ce « toutes et tous »? Et que signifie se sentir en sécurité dans un espace dans lequel les dynamiques de pouvoir, quoique moins visibles entre musique forte, paillettes, talons, et personnalités politiques qui défilent, ne s’effacent jamais vraiment?
Ce sont ces questions toujours présentes mais seulement posées à demi-mot, dans un regard interrogateur après un commentaire discutable, suite à des micro-agressions non-nommées ou face à un total manque d’empathie et de conscience sociale, que les deux personnages, Cathy-Ann et Mark, sèment dans l’audience. La tâche est délicate, précisément parce qu’à vouloir mettre en avant ce qui est trop souvent ignoré, il est facile de tomber soit dans un niveau de lecture qui frôlerait la caricature soit dans des représentations tellement subtiles qu’elles risqueraient de passer inaperçues.
Chaque mot doit être attentivement évalué, pensé et repensé afin qu’il ne soit pas instrumentalisé comme un alibi pour ne pas rentrer dans la réflexion et pour ne pas se remettre en question. Il est en effet facile de penser que de tels enjeux concernent les autres, et pas nous. Il est tentant de penser que l’on ne dirait jamais une chose ou une autre et que ce ne sont que des personnes ouvertement partisantes d’idéologies suprémacistes qui tiendraient de tels discours. Et pourtant, ces situations sont courantes, tellement courantes que la familiarité de certains commentaires pourrait venir susciter chez le public des soupirs approbateurs, des rires amères ou des pincements de cœur.
Emerjade Simms et François Macdonald sont crédibles dans leurs multiples rôles et l’amitié qu’ils jouent est initialement belle de son insouciance et légèreté. Les questions qu’ils se posent en tant qu’auteur.e.s, et les dynamiques de pouvoir mises en avant dans cette relation, sont elles aussi porteuses de riches réflexions. Every Day She Rose est une pièce qui rappelle, si cela était nécessaire, que le privé est politique. Quoique l’amitié qu’elle met en scène ait une trajectoire loin d’être linéaire, la pièce souligne des éléments de base non-négociables pour des amitiés qui pourraient survivre le test du temps et la brutalité de notre société. Une pièce à voir – entre ami.e.s!
Photo by Andrée Lanthier Photo