La présentation des Sorcières de Salem, une pièce qui se penche sur la question des dénonciations sans fondements, semblait un choix audacieux et brûlant d’actualité, en 2021. Cette histoire de jeunes filles qui portent de fausses accusations menant à des condamnations est toutefois, en quelque sorte, discréditée dans l’«adaptation» de Sarah Berthiaume, à l’affiche au Théâtre Denise-Pelletier.
Quelques faits historiques
La pièce d’Arthur Miller, présentée pour la première fois en 1953, est basée sur des événements historiques. Il s’agit des procès des sorcières de Salem qui se sont déroulés entre février 1692 et mai 1693, au Massachusetts; ils entraînèrent l’arrestation d’une centaine de personnes et l’exécution de quatorze femmes et de six hommes. Madame Berthiaume parle pourtant de cette histoire comme d’un «féminicide» sur le site du Théâtre Denise-Pelletier.
Paranoïa collective
Le dramaturge américain nous entraîne en 1692, dans un village plongé dans une sorte d’hystérie collective. Que s’est-il passé ? On apprend qu’Abigail Williams (Emmanuelle Lussier-Martinez), une jeune servante, entretenait une liaison avec son patron, le fermier John Proctor (Étienne Pilon). Lorsque la femme de Proctor, Élisabeth (Eveline Gélinas), a découvert leur relation, elle a chassé Abigail qui cherche maintenant à se venger.
Accompagnée d’autres adolescentes et de Tituba (Anna Beaupré Moulounda), une esclave, elle se livre la nuit, dans les bois, à des danses occultes. Surprises par le révérend Parris (Sébastien Rajotte), elles sont soupçonnées de sorcellerie et menacées d’être fouettées ou même pendues. Les jeunes filles tentent alors de sauver leur peau en retournant les soupçons de sorcellerie vers d’autres personnes du village qu’elles accusent de les avoir envoûtées et d’être des alliées de Satan.
Les dénonciations se multiplient. La paranoïa s’installe. Une redoutable machine judiciaire se met en branle, déterminée à envoyer les coupables à la potence.
Abigail dénonce, entre autres, son ex-amant, le fermier John Proctor, qui sera jugé coupable de sorcellerie. On lui reproche aussi de labourer le dimanche, rompant ainsi le repos dominical et n’assistant pas à l’office religieux. L’homme sera pendu.
Grande noirceur
Le suspense de la pièce de Miller, on le ressent bien dans le jeu des comédiens très investis dans cette histoire où la peur domine. On croit aux personnages tourmentés mis en scène par Édith Patenaude. Quant au décor, il se résume principalement à un panneau rectangulaire qui permet de diviser l’espace et d’évoquer des changements de lieux. On se retrouve souvent dans la pénombre, comme si les personnages étaient maintenus dans une forme d’obscutité, ce qui convient au propos de Miller.
«Égorger l’histoire»
Vers la fin de ce spectacle de près de deux heures, le personnage de l’esclave Tituba interrompt la pièce pour dire au public ce qu’il devrait penser des Sorcières de Salem. Dans ces répliques écrites par Berthiaume, que retient-on de tout ce drame ? Essentiellement, Tituba se porte à la défense d’Abigail, l’adolescente à l’origine de cette vague de dénonciations sans fondements. «Comme si, depuis toujours, les hommes avaient été persécutés par des adolescentes lubriques assoiffées de vengeance», clame Tituba, en ajoutant qu’elle veut égorger cette histoire de sorcières qu’elle a assez entendue !
Dans cet aparté où l’on cherche une fois de plus à rééduquer le public : pas un seul mot sur les victimes de dénonciations qui ont pourtant été injustement pendues dans la pièce et dans la vraie vie aussi ! En entrevue dans le «Cahier automne 2021» du TDP, Sarah Berthiaume précise : «Cette narration, ce attention-les-filles-pourraient-dénoncer-faussement, est si souvent racontée qu’on finit par y croire, alors que le nombre de fausses déclarations est tellement minime.»
On sait pourtant que les fausses accusations brisent des vies. Rappelons, entre autres, l’histoire du Québécois Glenn Baribeau, arrêté sous les regards de la foule et devant des caméras, parce qu’une adolescente alors âgée de 13 ans l’accusait d’avoir tenté de l’enlever. La plaignante a finalement avoué avoir menti, mais il aura fallu quatre années avant qu’un tribunal vienne clore le dossier !
Paradoxal
Le TDP, dont la mission première est d’initier les jeunes au théâtre, présente les Sorcières de Salem comme «le chef-d’œuvre de Miller», mais au beau milieu du spectacle, Tituba vient condamner l’ensemble de la pièce avec colère ! Bien loin de saisir l’occasion pour alimenter les réflexions sur les ravages des dénonciations anonymes comme celles qui on failli coûter sa carrière au politicien Yves-François Blanchet, on va plutôt dans le sens du courant actuel de la «cancel culture» en souhaitant «égorger» une histoire pourtant basée sur des faits.
Le temps est venu d’écrire de nouvelles histoires, dit Tituba. Alors pourquoi utiliser Miller si on veut raconter une autre histoire que la sienne ?
Les Sorcières de Salem
Traduction et adaptation de Sarah Berthiaume de la pièce d’Arthur Miller
Mise en scène : Édith Patenaude
Avec : Anna Beaupré Moulounda, Adrien Bletton, Luc Bourgeois, Maude Boutin St-Pierre, Eveline Gélinas, Mathieu Gosselin, Catherine Larochelle, Emmanuelle Lussier-Martinez, Étienne Pilon, Sébastien Rajotte, Anna Sanchez et Elisabeth Smith.
*Photo de la pièce Les Sorcières de Salem fournie par le TDP