Il faut tout de même reconnaître que de servir la Neuvième symphonie de Gustav Malher à un public débonnaire, en pleine période de Noël, retourne du tour de force ou de la séduction la plus habile d’une foule soucieuse de vénérer ses tangibles dieux!
Le concert Mahler-Schumann dont mon pré-papier annonçait monts et merveilles n’a pas été, côté piano, la répétition du paroxysme classique inégalé – de toute l’année 2018 – soit la perfection sonore et artistique du trio concertant Martin Helmchen, OSM et Kent Nagano dans ce concerto pour piano et orchestre de Robert Schumann prodigieux de virtuosité poétique, de mariage soigné, d’entrées ou jointures parfaites et de dialogues élégiaques entre les vents de l’ OSM et les magiques dix doigts de Helmchen…
La franchise m’oblige à estimer la performance vendredi soir 21 décembre du pianiste Le Sage avec Nézet Séguin guidant le Métropolitain comme fort bonne, certes, mais très loin au-dessous de celle du divin pianiste allemand révélé au monde musical montréalais depuis son éclatant récital, au Ladies Morning Musical Club, dix mois plus tôt. Pour ce qui a trait de ce que le chef de l’OM, en présence de la ministre de la langue française et de la Culture, ait choisi de s’investir primordialement dans la minutieuse interprétation de la très longue Neuvième Symphonie de Gustav Mahler, c’est un tour de force en soi.
Le public et la ministre ont eu la délectation patiente de soutenir l’attention et l’oreille aux magnifiques premier et quatrième mouvements, le troisième étant de pur feu ou de délire furieusement déchaîné et le second reste extrêmement prolixe. Ce n’était pas du tout de la musique facile au pays de Leclerc, Vigneault et Charlebois d’autant plus que Claude Debussy lui-même en disait de cette musique malhérienne: « Ouvrons l’oeil et fermons l’oreille… le goût français n’admettra jamais ces géants pneumatiques à d’autre honneur que de servir de réclame…
Nous pouvons ainsi mieux nous rendre compte de la valeur et de l’ampleur de l’évolution musicale qui s’accomplit chez nous, par comparaison aux tentatives d’art nouveau réalisées dans la patrie de Beethoven, de Schubert, de Brahms et de Richard Strauss! » En effet, Debussy n’a pas tort d’avoir prévu que Mahler servirait de réclame à la grande musique post-Bruckner. Il avait aussi raison de mettre sa musique à lui, à part, comme moins prolixe, moins gonflée de sempiternels soupirs exhalés des poumons du quatuor orchestral, surtout que les orchestrations à venir de Maurice Ravel, son cousin euphonique contemporain, prendront la préséance absolue du sublime au vingtième siècle (Daphnis et Chloé une œuvre qui somme la splendeur des exquises avancées symphoniques entamées par l’insoupconné Ernest Chausson qui les a précédés).
Ainsi, il faut se demander d’où vient le magique talent d’ensorceleur des serpents que nous sommes en cet hypnotisme sympathique qu’exerce, sur nous, cobayes volontaires, Yannick Nézet- Séguin. Nous faire avaler comme ça 75 minutes de dissertation musicale au langage abstrus? C’est comme demander à des adolescents de se lancer à la lecture de La Recherche du Temps perdu de Marcel Proust en faisant semblant de la comprendre. Au concert suivant du dimanche 23 décembre, celui du chœur de l’OM dirigé à la fois par François Ouimet, puis l’altiste Pierre Tourville et enfin Yannick lui-même, nous les avons vus tous trois faire chanter le chœur de Vincent d’Indy (les jeunes élèves choristes sont entrés en scène comme des figures monacales réapparaissant au cloître en gravissant l’estrade et montant sur scène pour en redescendre ou ressortir de même après leur prestation, en double enfilade, en oraison divine), celui de l’OM et au final absolument toute la salle.
La jeunesse présente était emballée : l’observation, chez Nézet Séguin, maintes fois soulignée dans nos pages, de la grâce du ballet de ses belles mains harmonieuses, à l’échelle de son enthousiaste corps, offrait la réponse des sources de son charme. La beauté charismatique d’une personne, bien sûr, se décèle certes dans ses yeux de tout temps décrits partout comme le miroir de l’âme, mais la beauté suprême s’observe encore mieux dans l’élégance de la grâce des mains humaines du chef qui s’agite et danse comme au ballet aristocratique.
De toute l’harmonie de son corps, en ballet classique, s’élève le danseur et au plus remarquable celle de ses mains. Rien n’est plus beau que les mains d’un danseur étoile ou d’un émouvant chef d’orchestre. En agitant ou ouvrant les bras, en se tournant tout sourire vers le public invité à entonner des cantiques de Noël (Le sommeil de l’enfant, Minuit…Chrétiens, Les Anges dans nos campagnes, Bel Astre que j’adore, Ça Bergers Assemblons nous, Adestes fidèles, Ô nuit de Paix) c’est le magnétisme d’un ange de Lumière qui nous amène vers les paysages lointains où le cœur aime à se réfugier.
Comme le joueur de flûte ou Orphée emportant ceux se reconnaissant enfants au pays des merveilles, ainsi, Yannick Séguin déploie des mains magnifiques qui dansent et bercent tout naturellement le cœur des Québécois mélomanes. C’est un don immense. D’autres ont fait à leur manière avaler tout Britten (A Ceremony of Carols, Rejoice in the Lamb), tout Dvorak (Messe en ré majeur opus 86) mais soutenir l’attention de tout un gigantesque Mahler quelque lancinant que puisse être l’art du développement des idées ou des phrases de cette symphonie qui n’en finissent plus de s’éteindre ou de se rallumer d’une flamme parfois bien ténue, c’est de l’autorité en douceur et de l’amour inconditionnel.
On appelle cette qualité de tout écouter jusqu’au bout la vertu de longanimité. De la part d’un chef comme Nézet-Séguin c’est de l’audace qui peut convaincre le public et les décideurs que nous avons tout à fait à Montréal le second des meilleurs ensembles orchestraux au Canada après l’OSM, bien entendu. Vénérons notre fortune en finançant généreusement ces deux trésors à leur très juste valeur! Les nombreux enfants et jeunes présents dans la salle si idéale qu’est la Maison Symphonique ont eu dimanche une leçon de musique qui motive à jamais d’écouter tout compositeur sérieux avec amour.