N’essuie jamais de larmes sans gants s’installe chez Duceppe, après avoir été présentée au Trident, à Québec, le printemps dernier. Cette adaptation théâtrale du roman de Jonas Gardell plonge le public au cœur de l’épidémie de VIH des années 1980, en Suède. La tragédie qu’on y raconte présente de nombreuses similitudes avec ce qu’ont vécu les sidéens, au Québec, selon le metteur en scène, Alexandre Fecteau, pour qui cette pièce est un devoir de mémoire.
Comme une pluie de larmes
D’entrée de jeu, une infirmière se fait réprimander pour avoir essuyé les larmes d’un homme séropositif. Voilà un symbole de la peur qui s’est installée, un peu partout sur la planète, lors de l’arrivée du sida qui aura fait des millions de victimes. On ne connaissait pas la maladie et on craignait de l’attraper au contact des patients.
Sur scène, on retrouve Rasmus qui fuit son village et l’étouffant nid familial pour se jeter à corps perdu dans sa nouvelle vie à Stockholm. Benjamin, lui, est déchiré entre le chemin tracé d’avance par son appartenance aux Témoins de Jéhovah et son désir d’aimer quelqu’un qui l’aimera en retour. C’est Paul, mère poule pour les gais égarés, qui les réunit par hasard une nuit de Noël, sans savoir que l’un d’eux tombera sous la lame d’une faucheuse que personne ne connaît encore: le sida.
Sur un décor évoquant un cimetière et annonçant les morts à venir, de l’eau tombe du plafond et imbibe les vêtements des personnages. Faut-il y voir une pluie de larmes ? L’accumulation d’eau sur les planches évoque-t-elle un naufrage ? «À chacun d’interpréter ces images à sa façon», répond Alexandre Fecteau, en ajoutant que l’une des grandes forces de son spectacle est dans le fait «d’avoir une équipe de comédiens aussi dédiés».
En plus des rôles principaux confiés à Olivier Arteau (Rasmus), Maxime Beauregard-Martin (Benjamin) et Maxime Robin (Paul), la distribution réunit : Israël Gamache, Laurent Fecteau-Nadeau, Gabriel Cloutier Tremblay, Samuel La Rochelle, Érika Gagnon, Hugues Frenette, Frédérique Bradet, Jonathan Gagnon et Carla Mezquita Honhon.
Avec son équipe imposante, monsieur Fecteau ne s’inquiète pas de pouvoir habiter adéquatement l’immense scène du Théâtre Duceppe. «La scène du Trident est très vaste aussi. Notre show est fait pour être large! Il va bien occuper le plateau, sans qu’on ait à l’adapter.»
Des morts narrateurs
Même s’il y a des moments d’humour grivois dans cette pièce, elle n’en demeure pas moins une tragédie où les morts deviennent des narrateurs. Ils transmettent au public, entre autres, des échos de ce que les médias disent du sida, contribuant à l’opinion publique qui aura, d’une certaine façon, agravé la cris . La narration est amplifiée et souvent associée à la musique d’un concerto de Mendelssohn, interprété en direct et en plusieurs segments par Anne-Marie Bernard (pianiste), Jean-François Gagné (violoniste) et Marie-Loup Cottinet (violoncelliste) et Karina Laliberté (altiste).
Devoir de mémoire
Devant l’intérêt que suscite ce spectacle d’une durée de 3 heures 30 minutes, Alexandre Fecteau souligne que N’essuie jamais de larmes sans gants n’est pas un best seller mais plutôt un «long seller», puisque ce roman publié en 2018 continue de faire jaser.
Pour sa part, monsieur Fecteau a été marqué par le climat de frayeur qui entourait les victimes de cette épidémie. «Le sida a cristallisé toutes les peurs, ce qui a eu pour effet d’alourdir le drame des sidéens. On n’osait plus les toucher. Alors qu’ils avaient besoin de réconfort, on les privait de soins chaleureux. Pour ajouter au malheur, l’amour et la sexualité se trouvaient associés à la mort.»
L’homme de théâtre trouve qu’on a peu raconté cette époque aux plus jeunes et qu’on a trop rapidement tourné la page sur ces années révélatrices de nos rapports avec les minorités, alors que les communautés homosexuelles étaient décimées par le sida. «Quand la majorité n’est pas concernée, on ne se comporte pas de la même façon. Prenons l’exemple de la COVID qui, elle, s’attaque à toutes les communautés; on a vu l’ampleur des efforts déployés pour développer très rapidement des vaccins. On a tout de suite pris des moyens colossaux!»
A-t-on fait preuve d’autant d’ardeur dans la lutte contre le sida? Les minorités sont-elles condamnées d’avance lorsqu’elles traversent des crises? Ce ne sont là que quelques unes des questions que ravive N’essuie jamais de larmes sans gants.
«Malgré ses grandes qualités, le roman de Gardell laisse le lecteur seul devant un terrible drame», estime le metteur en scène. «C’est pourquoi, il y a quelque chose de réconfortant dans le fait de survoler cette époque, dans un théâtre, en compagnie d’autres personnes. Ça permet aussi de prendre le temps de se souvenir de victimes du sida qu’on a connues de près ou de loin. C’est un peu comme si on vivait tous ensemble un devoir de mémoire.»