C’est dans une salle à nouveau comble que Travis Knights conduira la dernière représentation d’Ephemeral Artifacts au M.A.I. Dans cette pièce d’ANANDAM, la pratique et ses conséquences sont placées d’entrée de jeu comme essentielles à l’expérience à laquelle l’audience est conviée. Ne pas abandonner, se dépasser, s’éduquer, rendre hommage, innover et contribuer au patrimoine de ceux et celles qui ont été déraciné.e.s, déshumanisé.e.s et réduit.e.s à une couleur : telles sont les implications de la pratique pour ANANDAM et Travis Knights dans cette pièce qui propose explicitement de se détourner du regard Eurocentrique pour mobiliser des cosmovisions de la tradition radicale Noire.
En accord avec l’importance de l’oralité dans plusieurs sociétés Africaines et communautés Noires, c’est un son, insistant et mystérieux, qui inaugurera le spectacle. Bourrasques, symbolisation de l’omniprésence des aîné.e.s ou rythme de l’univers: l’interprétation restera ouverte à l’imagination de chacune et chacun. Des pas de claquettes de base répétés interrompront ces sons et ouvriront le bal de l’impressionnant répertoire de Travis Knights alors qu’il passera d’une extrémité à l’autre de la scène, évoquant les allers-et-retours des danseuses et danseurs cherchant à maîtriser des pas.
Lorsqu’il occupera le centre de la scène pour la première fois, un écho accompagnera chacun de ses pas et la bande sonore demandera à plusieurs reprises « Sur les épaules de qui vous tenez-vous? ». Cette habile combinaison suffira pour cristalliser un pilier de plusieurs cosmovisions africaines : un individu ne peut exister qu’à travers les autres. Travis Knights rendra donc hommage de manière continue aux géant.e.s qui continuent de l’inspirer à ce jour.
Parmi ces personnes se trouve la légende montréalaise, Ethel Bruneau : première danseuse de claquettes à être intronisée au Pavillon Canadien de la Danse. Sa voix, directe et urgente, résonne dans la salle alors qu’elle questionne comment les danseurs et danseuses novices peuvent aspirer à quoique ce soit sans une solide compréhension de l’histoire de l’art des claquettes. Le message est clair : les claquettes ne sont pas un exercice mécanique dépourvu d’histoire mais un patrimoine concret au travers de générations d’artistes dont les relations, vécus et expériences sont immortalisées dans chacun des pas.
Tout au long du spectacle, le son est un fil conducteur transmettant simultanément Histoire et histoires. Travis Knights l’illustrera lorsqu’il chantera la quête de l’amour a cappella, accompagné uniquement par le son de ses souliers. Danseur, chanteur, musicien, narrateur: le potentiel illimité de la tradition orale et son intime connexion avec les claquettes est incontestable.
Le rôle du son une fois établi, les toiles de part et d’autre de Travis Knights prendront vie et révéleront des vidéos de l’artiste, dansant. Il s’en suit un duo entre deux versions d’une même personne : l’une immortalisée dans un enregistrement et l’autre s’immortalisant dans l’instant présent et la mémoire de l’audience. C’est seulement à ce moment, après cette rencontre avec lui-même, que Travis Knights laissera l’audience voir son visage.
Il partagera immédiatement le « mandat » de sa famille qui a guidé sa jeunesse : ne pas devenir un stéréotype. Ne pas déranger, ne pas attirer l’attention, ne pas mettre mal à l’aise : ces consignes souvent dictées par un parent préoccupé par la facilité avec laquelle les jeunes Noir.e.s sont perçu.e.s comme des menaces, seront sûrement familières pour plusieurs membres de l’audience élevé.e.s dans des familles Noires au Canada.
Mais voilà, pour Travis Knights, les stéréotypes ont inclus depuis la nuit des temps des références à la danse. Les claquettes, particulièrement, ont été représentées des manières les plus grotesques et racistes dans les programmes de Minstrel par des acteurs à la face peinte en noir, réduisant toute une identité, une histoire et des violences sans nom, à un déguisement pour la distraction du public Blanc.
Comment donc réconcilier cet art qui lui permet de se découvrir et de s’exprimer, avec l’invisibilité préconisée par sa famille? La réponse viendra une fois de plus à travers les sons et mouvements de celles et ceux qui le précéderont. Elle lui fera conclure qu’il n’y a aucune restriction dans le monde des claquettes, seulement des possibilités lorsque le corps devient un canal pour l’âme. Des sons, des figures, des sauts, des pirouettes, des mouvements de bassin et d’épaules : le corps reflète le cœur qui lui-même exulte la liberté de l’être noir qui refuse d’être limité par toute subjectivité déshumanisante. Chaque pas qui ricoche sur le parquet, chaque son qui vibre dans la salle, rappellent la résistance et la détermination à se relever et à continuer d’avancer des personnes Noires en dépit de toutes les violences vécues.
Cette volonté d’exister sans condition aucune, s’incarne dans le corps de Travis qui ne peut plus se contenir pour exprimer ce qu’il pense et ressent. Plusieurs fois, Travis entamera une phrase sur ce qu’il ressent au plus profond de lui et ne la terminera qu’avec ses pas : le message n’aurait pu être plus clair. Le résultant est électrisant, captivant, époustouflant et conduit à d’audibles réactions de l’audience. Certaines personnes, sciemment ou pas, tapent du pied, des mains, laissent aller un mouvement d’épaules et le tour est joué : le public communique avec l’artiste selon ses termes. Sans murmurer un seul mot, il se défait ainsi pour un bref instant du paradigme occidental qui ne qualifie que la raison comme source d’épistémologie.
Intentionnellement, Travis Knights se laisse porter sur des rythmes de percussion ouest-africains, articulés entre 5 accords d’agogô et une ligne de tambour et confirme l’afrocentrisme autour duquel la pièce s’articule. Il prendra le temps de mettre en avant que les soniques de l’agogô sont extrêmement communes dans la musique de nos jours et qu’il pourrait par conséquent être facile d’oublier les circonstances dans lesquelles cet instrument a traversé l’Atlantique.
« We are human too » jouera en réponse à cette invitation à la réflexion. A capella, Travis Knights mentionnera alors la tradition de résistance des personnes d’origine africaine en Amérique, en commençant par la révolution haïtienne de 1804. « La prochaine fois que vous êtes à Paris, demandez-vous qui a vraiment payé pour la tour Eiffel » dira-t-il, invitant une fois de plus l’audience à questionner les narratives et visions Eurocentriques.
Avec chaque pas, chaque son, chaque mot, Travis Knights réclame sans vergogne aucune l’humanité et les cosmovisions des personnes Noires et souligne l’importance de protéger ce patrimoine. Travis Knights est exceptionnel et intemporel. Il est le passé, le présent et le futur; une leçon d’histoire et une proposition d’avenir. Un spectacle transformateur auquel on ne peut que répondre : Asè.
Photo de Travis Knights en accueil : Damian-Siqueiros