Le Théâtre du Nouveau Monde présente en ce moment une adaptation de Un ennemi du peuple du Norvégien Henrik Ibsen. Parue il y a 140 ans, cette pièce parle des mécanismes par lesquels des intérêts économiques s’exercent au mépris du bien commun, notamment en ce qui a trait au respect de l’environnement. Le thème central de l’oeuvre est toutefois éclipsé dans l’adaptation de Sarah Berthiaume qui ramène cette histoire à une quête féministe, en transférant le rôle principal à une femme incarnée par Eve Landry. Pourquoi traficoter ainsi un texte phare ?
Cacophonie
La première partie du spectacle dure 70 minutes. Faut-il vraiment autant de temps pour entrer dans l’histoire de Katrine Stockmann, médecin de la station thermale qui fait la prospérité de sa ville natale ?
La docteure vient de découvrir qu’une tannerie pollue la source des eaux médicinales qui attirent des foules de riches touristes. Ce problème mettrait en danger la santé des curistes. Lorsque madame Stockmann veut alerter le public, elle se heurte à un barrage. Pas question de ruiner l’économie de la région en dévoilant ces informations préoccupantes ! Son principal adversaire ? Son propre frère qui est le maire de la ville (Jean-Sébastien Ouellette).
La mise en scène d’Édith Patenaude laisse perplexe. Il y a tellement de monde partout sur le plateau, à l’avant-scène et à l’arrière-scène, en plus des interprètes qu’on voit en coulisses ! Bref, on ne sait plus trop où regarder ! Les mots des uns et des autres s’entrecoupent. On en perd de nombreux bouts ! Ajoutons à cela que des techniciens de scène font irruption pour manipuler bruyamment certains accessoires.
En plus, il y a la faible projection du jeune Eilif (un rôle d’enfant joué en alternance par Roméo Lucas et Viktor Proulx). Quant à Kevin McKoy, dans le rôle de Morten Kiil, non seulement sa prononciation française est laborieuse, mais en plus on le fait parfois parler avec un masque. Comme si ce n’était pas assez, de la musique vient souvent augmenter la cacophonie !
Plusieurs autres choix de la metteure en scène soulèvent aussi des questions. Était-il vraiment nécessaire que des enfants jouent au ballon sur ce plateau survolté ? Et pourquoi le personnage du rédacteur du journal Messager du peuple (Steve Gagnon) se dénude-t-il soudainement le torse, au beau milieu d’une conversation avec ses collègues ? Enfin, quel est l’intérêt de voir certains des personnages fumer la cigarette?
Une assemblée publique chaotique
L’agitation atteint toutefois son paroxysme dans la deuxième partie du spectacle qui va durer 50 minutes, après un entracte d’une vingtaine de minutes. C’est ici qu’Eve Landry lance les grandes vérités de son personnage, telles : «J’ai raison!», «Je suis une femme libre», «Il faut supprimer les boy’s club», «Finie l’ère des vieux croûtons», «La majorité a toujours tort!» et autres phrases du genre tout en nuances (!) semblent constituer le coeur du propos de cette adaptation de Berthiaume.
Nous sommes alors en pleine assemblée publique. On allume les lumières dans la salle comme si les spectateurs du TNM prenaient eux aussi part à cette rencontre tumultueuse. La docteure nous explique alors que les opinions ne se valent pas toutes et qu’on devrait suivre les personnes qui possèdent le savoir comme elle. Au cas où le parallèle avec les manifestations de camionneurs ne serait pas encore assez évident, on ajoute quelques décibels avec des imitations de klaxons de camion !
Quant à Eve Landry, elle se met pleinement au service de son personnage qui s’écoute parler. On ne la sent même pas perturbée quand elle découvre que son combat politique se répercute sur ses enfants devenus eux aussi infréquentables. Donc, beaucoup de bruit et très peu d’émotion dans ce spectacle d’une durée de deux heures, en plus d’un entracte.
Appropriation culturelle ?
À l’automne 2021, le tandem Berthiaume-Patenaude présentait au Théâtre Denise-Pelletier, dont le public est majoritairement composé d’étudiants, une adaptation des Sorcières de Salem d’Arthur Miller. Même s’il s’agit d’un texte basé sur des faits historiques et qui se penche sur la question des dénonciations sans fondements, Berthiaume ajoutait là aussi plusieurs phrases de son cru. Entre autres, elle amenait l’un des personnages à discréditer cette pièce de Miller avec laquelle on avait pourtant attiré le public. Vers la fin du spectacle, Tituba disait vouloir «égorger» cette histoire de sorcières qu’elle a «assez entendue» !
Cette fois-ci, avec Un ennemi du peuple, on s’approprie le texte d’Ibsen, entre autres en inversant les rôles entre le personnage principal, le docteur Tomas Stockmann et son épouse. Ce faisant, on change complètement l’histoire. Le combat de la science au service du respect de l’environnement et du bien commun est relégué au second plan. Ça devient plutôt le drame d’une femme qui se bat contre un groupe d’hommes.
On aurait pu, au moins, assumer cette focalisation féministe en nommant le spectacle Une ennemie du peuple. On a visiblement préféré tabler sur l’attrait d’un titre bien établi, même s’il devient, ici, erroné.
Mesdames Berthiaume et Patenaude n’arrivent pas à trouver ce qu’elles veulent exprimer dans les textes existants ? Alors, il serait temps qu’elle se créent de nouveaux textes et cessent d’enfoncer leurs points de vue dans la gorge d’auteurs qui n’ont jamais écrit ce qu’elles tentent de leur faire dire.
Un ennemi du peuple
Une histoire de Henrik Ibsen adaptée par Sarah Berthiaume
Mise en scène : Édith Patenaude
Avec Eve Landry dans le rôle principal
Au Théâtre du Nouveau Monde : du 15 mars au 9 avril / Billets
À la salle Octave-Crémazie du Grand Théâtre de Québec : du 19 avril au 14 mai / Billets
* Sur la première photo : Jean-Sébastien Ouellette et Eve Landry / Crédit : Yves Renaud