Près d’un an après la mort d’André Brassard, cet illustre metteur en scène québécois vient hanter le Théâtre de Quat’Sous, grâce, entre autres, à l’audacieuse Violette Chauveau. Méconnaissable, la comédienne qui était l’une des muses de Brassard, plonge corps et âme dans la pièce La dernière cassette, écrite et mise en scène par Olivier Choinière. À la manière de Krapp, le personnage de La dernière bande de Samuel Beckett, AB enquête sur lui-même. Il réécoute des enregistrements qu’il aurait réalisés au cours de sa vie, comme une sorte de journal intime sonore, avant de procéder à l’enregistrement de l’ultime cassette. Troublant! Brillant! Percutant!
Transformée par le maquillage de Justine Denoncourt-Bélanger et le costume d’Elen Ewing, Chauveau ressemble étrangement au Brassard qu’on a vu durant les dernières années de sa vie. Dans ce portrait fictif, le vieillard vit seul dans un appartement encombré de souvenirs et de déchets. Réduit à la solitude et prisonnier de son corps qui ne lui obéit plus, il passe ses journées dans un fauteuil roulant, à scruter le sens de sa vie et celui du théâtre.
Derniers aveux
AB déballe une cassette vierge; il la glisse dans un enregistreur; il hésite un instant puis, il démarre l’enregistrement:
«Bonne fête en retard, l’inerte. Pas eu le courage de m’enregistrer le jour de ma fête. Au lieu de t’ça, j’ai écouté une vieille année. Mille-neuf-cent-quatre-vingt-deux… Je voulais tout, crisse. De la misère à croire que j’ai pu être aussi naïf. Je pensais quoi, là? Que j’avais trouvé le bonheur? … C’est quoi être heureux, d’abord? Un droit de l’être humain? C’est pas un droit, c’est un hasard! C’est un cadeau! C’est quand t’es en harmonie avec ton entourage. Quand le monde passe à travers toi sans te détruire, sans te corrompre.»
Amer, l’artiste regrette d’avoir connu le succès trop tôt: «Ça devrait être interdit de se faire traiter de génie à vingt-deux ans.» Mais, a-t-il su profiter de la chance d’être reconnu dès sa jeunesse?
Choinière qui a longtemps côtoyé Brassard en dresse un portrait sans complaisance. Est-ce que je suis jaloux, se demande le protagoniste, en se désolant de voir le monde du théâtre se transformer. Aujourd’hui, on ne crée plus, on s’exprime, résume AB avec cynisme. Pas question pour ce créateur insoumis de se plier aux critères permettant d’obtenir des subventions!
Qu’il soit nostalgique, ironique, colérique ou désespéré, ce conteur intense sonne juste! Sur tous ces tons, la remarquable Violette Chauveau est l’homme ou la femme de la situation!
De l’humour, malgré tout
Dans le décor sombre de Simon Guilbault, où quelques timides rayons de lumière s’immiscent parfois entre les rideaux, on sent la détresse de ce vieil homme dont les problèmes de motricité compromettent même la capacité de répondre au téléphone. «Ça va faire quasiment vingt ans que je fais pu de théâtre, je sais pu c’est quoi. Vingt ans que le téléphone sonne pu. Quand ben même il sonnerait, je serais pas capable de le décrocher. Chus comme une roche, estie. Une pierre qui roule en fauteuil pis qui ramasse ben de la mousse.»
À travers toute cette souffrance, Chauveau sait glisser quelques pointes d’humour cynique en faisant valoir, entre autres, que «le théâtre est à la vie ce que Carnation est au lait», c’est-à-dire: un condensé!
Mais, pourquoi AB s’est-il tourné vers le théâtre? Le personnage blessé de la Dernière cassette dira: «si vous voulez que vos enfants deviennent des artistes, privez-les d’amour, ça crée un trou impossible à remplir!» Il aurait donc cherché l’amour à travers son art et il l’aurait trouvé, d’une certaine façon, avant de le perdre douloureusement.
La vie de cet être meurtri est d’une infinie monotonie. Les noms des jours de la semaine sont projetés tour à tour sur le décor. On comprend ainsi que plusieurs semaines s’écoulent durant le spectacle.
Lundi. AB s’allume une cigarette. Puis, on passe à mardi, comme si c’était la seule activité de la journée, etc. À trop vouloir montrer l’ennui, Choinière finit par lasser le spectateur.
Cela dit, malgré la lourdeur du sujet, on se prend parfois à rire, entre autres, lorsque le malade fait lui-même «bip bip bip», lorsque son fauteuil roulant recule. Toutefois, cette scène souvent répétée devient plutôt ennuyeuse.
Plus encore, Violette Chauveau transforme sa voix en évoquant les problèmes d’élocution de son personnage, ce qui fait qu’on perd des mots mais, heureusement, on ne perd pas le fil !
Le tout se termine sur une note inattendue alors que AB, agonisant, se transforme en Golgotha Therrien, une exubérante chanteuse de cabaret ! L’imagination débridée triomphe dans cette scène finale de renaissance burlesque ! Une fois de plus, Chauveau démontre son savoir-faire magistral !
En fait, durant plus de deux heures, on a l’impression d’être en tête-à-tête avec André Brassard. Violette Chauveau crée sans doute, ici, un rôle marquant dans sa longue carrière. Quant à l’auteur Olivier Choinière qui avait réalisé une série d’entretiens avec Brassard, à compter de 2011, on sent qu’il connaît profondément son sujet. La dernière cassette est une pièce à ne pas manquer pour mieux apprécier l’envergure d’un grand de la culture québécoise qui a, notamment, signé les mises en scène de la majorité des pièces de Michel Tremblay, durant plus de 30 ans. Plusieurs d’entre elles ont d’ailleurs été présentées au Quat’Sous.
La dernière cassette
Texte et mise en scène: Olivier Choinière
Interprétation: Violette Chauveau
Au Théâtre de Quat’Sous, du 5 au 30 septembre / Billets
Crédit photo: Valérie Remise