Bouleversement, création d’Estelle Clareton présentée à l’agora de la danse, explore les réactions humaines face à la catastrophe, au stress de l’inconnu, à l’absence angoissante de repères. Dans le contexte actuel, cette œuvre audacieuse – fruit de six années de travail – résonne particulièrement. Au-delà du traumatisme, elle se veut aussi un remède face à l’anxiété, et un espace de partage et d’abandon pour les personnes qui comme Estelle, vivent avec cette émotion.
Charleyne Bachraty : Compte tenu du contexte actuel qui est le nôtre depuis plus d’un an, est-ce que votre regard sur Bouleversement a changé ? Est-ce que vous avez souhaité apporter des modifications ?
Estelle Clareton : En fait, non. Je n’ai pas été influencée par la COVID-19. Même le temps de répétitions n’a pas vraiment changé. C’est un solo, alors nous avons pu travailler normalement. Ça arrive qu’un projet se retrouve pris dans la mouvance de ce qui se passe. De ce fait, je pense que le contexte actuel devrait pousser les gens à aller le voir, car on a tous besoin de lumière, et nous avons trouvé une façon d’aborder la pièce qui n’est pas du tout anxiogène. Le public ne se retrouve pas en position de stress. C’est plus un dévoilement, on développe beaucoup de compassion pour le personnage, et je pense que cela fait du bien de voir que l’on n’est pas tout seul à vivre de l’anxiété. Pour ma part, j’avais besoin de partager ce que je vis, alors avec cette création, j’ai l’impression de « sortir du placard » et d’aider.
CB : Craignez-vous la réaction du public ? Il n’est pas sorti depuis longtemps, vient voir Bouleversement, et se retrouve confronté à des images qu’il tente de fuir.
EC : Non, car au départ, je ne suis pas quelqu’un de sombre, je cultive l’optimisme et cherche la lumière. Après, c’est certain que l’on dépend une sorte d’enfer, et que ça va rester l’enfer. On y va, en fait, on ne peut pas y aller à moitié. Mais à la fin, il y a une porte qui s’ouvre. On a aussi beaucoup travaillé sur les lumières, la musique, pour que ce ne soit jamais angoissant. D’ailleurs, la scénographie a été un défi de taille, même le choix de la salle ! Avec les multiples annulations, on s’est demandé si le spectacle pourrait se donner dans une salle plus intimiste. Mais non, il fallait une distance que la salle actuelle nous donne. On a vraiment réfléchi dans ce but-là : ne pas provoquer d’anxiété. Je suis aussi une personne qui aime rire et faire rire, c’est pourquoi il y a des passages réellement absurdes dans la pièce. Le personnage est tellement hors de la réalité que ça en devient drôle, comme ce passage où elle cherche quelque chose dans son sac. L’humour n’est jamais loin.
CB : Justement, vous qui vivez de l’anxiété, comment avez-vous géré la pandémie, les annulations, les reports de spectacle ?
EC : Avec le temps, on se trouve des façons de passer au travers. On développe beaucoup d’outils. Alors quand c’est arrivé, j’étais outillée ! Mais je me suis quand même surprise à passer au travers, sans trop de dommages.
CB : Le point de départ de la pièce est le tsunami qui a ravagé les côtes de la Thaïlande en 2004. Je comprends que vous ne l’avez pas vécu vous-même. Comment êtes-vous parvenue à documenter la réaction de l’Humain face à cette catastrophe ?
EC : Beaucoup d’images, d’enregistrements et grâce aux réseaux sociaux aussi. J’ai vraiment été bouleversée par les voix, la stupéfaction des gens attirés par ces vagues, qui ne comprenaient pas la situation. Je me suis projetée et je me suis demandé comment j’aurais réagi. J’ai vu que certaines personnes étaient montées dans les hauteurs, d’autres sont restées à regarder. Moi, je n’aurais pas bougé. Ça m’a marquée à ce point, je me suis mis à leur place, car appréhender, je connais bien ! J’ai aussi étudié les mécanismes d’un tsunami, il y a de nombreux signes avant-coureurs : les oiseaux qui chantent, les mouvements de la mer, beaucoup de bruits de toutes sortes. Il y a un côté très sensoriel, physique qui se retrouve dans la pièce. Le retrait des eaux par exemple, on a voulu le représenter avec un sol qui n’est pas stable, qui bouge. On a aussi travaillé sur le rapport au temps qui se dérègle, qui n’est plus normal. Des fois, il s’étire, et à d’autres moments, il va très vite. On navigue dans des temporalités très différentes. Et bien entendu, on a voulu identifier les sources d’anxiété.
CB : Est-ce que cette pièce a été une sorte de thérapie pour vous ?
EC : Toutes mes pièces parlent d’un inconfort, d’une question à résoudre. Avec S’envoler, c’était sur la question identitaire, moi qui suis française d’origine, mais ici depuis 36 ans. Je veux trouver des réponses. Ça part toujours d’un point personnel et la création m’amène à le développer, et à éventuellement trouver une réponse. Alors thérapeutique, peut-être, mais à ce moment-là, je ne pouvais pas parler d’autre chose. En fait, je devais parler de cela.
CB : Un mot sur l’interprète Esther Rousseau-Morin. Vous avez créé ce solo à deux têtes et quatre jambes pour ainsi dire. Mais comment représenter le mal-être de l’Humain au travers des émotions d’une seule personne ?
EC : En fait, nous étions trois avec Annie Gagnon, mon assistante à la création, et toutes les trois, nous étions familières avec ces sentiments de panique. Il y a eu un partage d’expérience, on partait sur une idée, et l’autre rebondissait avec son propre vécu. Le personnage va loin dans son délire et d’ailleurs, à un moment, on brise le 4e mur. On se demande comment l’anxiété et le fait d’être vu par le public, peuvent apporter un sentiment de honte, amené à ce moment-là par la danseuse. Donc, on l’a vraiment construit par des allers-retours d’expériences. Il n’y a pas qu’une façon de vivre ce genre de situation. Nous, on a essayé de l’expliquer à notre façon, de la mettre à jour, de la traduire par le corps. Esther est une virtuose du mouvement, et elle est actuellement à une belle place en tant qu’interprète, elle est dans une théâtralité qui est un peu ma marque de fabrique. Je pouvais aller où je voulais avec elle. C’était aussi très important qu’elle soit connectée avec la pièce, car en six ans, celle-ci a cheminé, elle a changé, des moments ont été créés, donc il fallait qu’elle soit capable de retrouver le sens de toutes ces parties.
CB : Vous aussi vous avez vécu une sorte de catastrophe dans la dernière année avec la suspension des activités artistiques, le report de votre spectacle… Est-ce que votre vision de la danse et ce qu’elle apporte a changé depuis le début de la pandémie ?
EC : On s’est plus questionné sur le spectacle vivant que sur la danse. Est-ce que c’est nécessaire ou est-ce que ça va mourir ? Rapidement, j’ai vu que pour moi, ça ne pouvait pas mourir, ça me manquerait trop. Les rassemblements, les êtres humains, la « parole du corps », le besoin de partager, c’est dans notre nature. Et moi, j’aime quand la danse est dansée, quand les corps se percutent. Le corps dans les spectacles, ça parle à mon propre corps, et c’est ce qui me porte.
On se donne les moyens de continuer, je l’espère, mais je ne suis pas inquiète. Je vois le courage du monde de la danse. Certains ont perdu leur travail, mais ils veulent continuer, parce que c’est ce qu’ils font, et c’est ce qui fait sens à leurs yeux.
Bouleversement est présenté en salle du 28 avril au 1er mai à l’Agora de la danse, et en webdiffusion, du 7 au 14 mai 2021.
Crédit photo : Stéphane Najman






























































