Combien de milliers d’heures a t-il fallu pour synthétiser l’Idiot, ce grand roman russe en ses scènes les plus significatives? Je l’ignore, mais le résultat est époustouflant de justesse. Une exactitude fascinante s’y retrouve, en langage vernaculaire québécois, quant à ce qui a trait au respect du tempérament fantasque de tous ces caractères défilant à l’origine au fil de neuf cents pages romanesques. Au théâtre, des choix déchirants s’imposaient: songez-y bien puisqu’il s’y trouve plus de soixante-quinze (75) personnages desquels il a fallu en retenir près d’une douzaine plus essentiels en condensant leurs gestes saugrenus, surtout leurs paroles étonnantes et leurs pensées à la limite de l’incohérence excentrique en fonction du propos central presque messianique du Prince Mychkine incarné par le magnétisant Renaud Lacelle-Bourdon campant l’idiot poétique et idéaliste bien trop amoureux de la Beauté absolue salvatrice du genre humain.
Une question de réception s’impose aussi, à savoir si l’auditeur idéal du public québécois du TNM devait, jeudi soir 21 mars, à la première, oui ou non, avoir lu le chef d’oeuvre original, substantielle tâche consciencieuse, certes, mais exigeant une concentration studieuse de l’intrigue et des procédés romanesques. Quoi qu’il en soit, le résultat du travail colossal de Lepage et Vidal transcende le loufoque banal gonflant de nombreuses pages du roman paru en feuilletons et le résultat honore plutôt une écoute sensible à l’intention rhétorique de Dostoïevsky. Je m’accuse donc d’être quand même arrivé rempli du fait fondamental de l’oeuvre originelle, grave biais de non ignorance, cette dernière peut-être est-elle préférable. Mon état de lecteur avisé aurait pu avoir, si j’avais tout pris à la lettre, l’effet de me refermer à la nouveauté ou de créer un dépaysement total du fait que le ton tragique, sentencieux et sérieux de la grande littérature russe est ici, avec clairvoyance, remplacé par un humour décapant, des réparties brillamment reformulées à la québécoise dans le sens précis de l’affabulation (non pas les paroles exactes prononcées à tel ou tel moment du roman originel) mais toujours et surtout des paroles et des gestes réactivés sans anachronisme pour camper avec pertinence la personnalité réelle de ces personnages fantasques retenus pour nous sur la scène théâtrale.
La première partie (donc avant l’entracte) relève du chef d’oeuvre intégral, pur et simple. Le mot n’est pas trop fort, loin de là. Après entracte, pour la seconde partie, on continue certes de suivre le propos (surtout quand on y reconnaît tout ce qui portait sens et bien retenu dans la représentation théâtrale). Cependant, deux scènes fondamentales ont-elle assez d’ampleur? Soit la scène du précieux vase fracassé par le Prince puisque ses maladresses de franchise extrême décapant le vernis social révèlent le propos philosophique fondamental en de justes paroles dénudant la fausseté des visages de circonstance. Cette scène plus que celle de son anniversaire, pulvérise ses fiançailles planifiées avec Aglaë. Ses divagations le font percevoir à jamais pour le déraisonné qu’il est. L’autre scène qui n’est pas assez amplifiée, à mon avis, c’est la scène capitale de rencontre passionnelle des deux femmes aimées jusqu’à l’adoration (vénération platonique) par le Prince Mychkine soit Nastassia (Evelyne Brochu) et Aglaë (Rebecca Vachon). Cette scène aurait intérêt à être plus accentuée de déchaînements passionnels pour marquer le paroxysme de tous leurs excès, mais aussi la désignation définitive et déchirante de l’élue réelle au coeur. Par surcroît, elle suggère un temps d’arrêt d’aparté vers le public. Comme on le fait plusieurs fois si bien, soit chaque fois qu’on s’est adressé adroitement au public pour l’inclure dans une discussion pertinente sur la situation des personnages . Cette situation fait référence au chapitre 9 de la dernière partie du roman, le narrateur de Dostoievski s’adresse au public pour une mise au point éclairante au point le plus confondant de l’intrigue trop enchevêtrée ou bousculante et qui semble tourbillonner sur place en volutes de poussières. Il est bien entendu que le ton doive changer radicalement du comique au tragique vu l’anéantissement final des protagonistes et cela est fort bien réalisé en l’état actuel, ce qui est déjà un tour de force.
En somme, c’est tout-à-fait une production remarquable et puissante qu’il faudra même revoir plusieurs fois pour en apprécier toujours davantage l’adresse et la portée. Qu’il me soit permis de souligner les performances remarquables de Macha Limonchik incarnant la figure autoritaire mais charmante d’Elisabeth Prokofievna mère d’Aglaê, Francis Ducharme dans le rôle difficile ou peu sympathique de Rogojine ce dangereux rival faux-ami du Prince, Paul Ahmarani dans le rôle égayant de Lebedev, Paul Savoie dans le rôle hilarant du déclinant général Ivolgine, Frédéric Blanchette dans celui du général Epantchine toujours à point tout comme Henri Chassé incarnant l’abuseur repenti Totski sans oublier Dominique Leclerc campant Varia, la soeur caractérielle du contradictoire ou bigarré Ganietchka Ivolgine (Simon Lacroix) le premier prétendant burlesque vite éconduit qui osera – d’envieuse jalousie – gifler le Prince tant aimé de presque toutes ces femmes sensibles à sa bonté de coeur éclairante (la gifle est presque présentée comme un accident…alors que la haine profonde l’animait dans le roman). Le revêche personnage rarement sympathique d’Hippolyte, si jeune dans le roman de Dostoïevski (presque un gringalet très souffreteux à peine sorti de l’adolescence) est joué par David Strasbourg tel qu’on puisse seulement bien se tirer d’un rôle qui n’est pas du tout le plus beau rôle d’adolescent baveux (la majorité était à 25 ans) exaspérant tout le monde, ami du pubère Kolia, personnage absent ici que le prince affectionnait tendrement.
Je ne sais si ce que l’on perçoit d’une grande oeuvre littéraire lue avec minutie, ou connue ou étudiée assez longuement, une oeuvre réinventée et ramenée à la scène en deux heures vingt minutes, si cela biaise ou empêche la juste réception des interprétations, car il s’agit au fond d’une variation sur un thème fondamental (la divination poétique des humbles saisissant le sens tragique et fraternel du séjour terrestre), mais il serait difficile d’être plus enthousiaste et ému que je ne l’ai encore été au sortir d’une autre réussite mémorable du Théâtre du Nouveau Monde, cette gigantesque madeleine de laquelle sourd une immensité de souvenirs toujours ravivés en ce lieu où passent et repassent avec enchantement les vrais amoureux et amateurs de grand théâtre.
L’Idiot au Théâtre du Nouveau monde jusqu’au 14 avril.
Une création d'Étienne Lepage et Catherine Vidal d'après le roman de FIODOR DOSTOÏEVSKI Texte ÉTIENNE LEPAGE Mise en scène CATHERINE VIDAL






























































