Figure emblématique de la musique contemporaine au Québec, la cheffe d’orchestre Lorraine Vaillancourt s’apprête à diriger le concert inaugural de sa dernière saison à la tête du Nouvel Ensemble Moderne qu’elle a fondé il y a 35 ans. Avant de céder la direction du NEM à Jean-Michaël Lavoie, la musicienne présentera deux concerts dont celui du 16 octobre prochain, intitulé La persistance, l’éphémère. Ce titre d’une des oeuvres au programme résume aussi le parcours de cette pionnière, née à Jonquière. Entrevue avec une visionnaire toujours passionnée.
Ténacité et humilité
Sereine, Lorraine Vaillancourt, âgée de 76 ans, estime que le temps est venu de céder les directions artistique et musicale du Nouvel Ensemble Moderne. «J’aurais pu continuer encore», dit-elle, en reconnaissant qu’il va lui manquer cet orchestre de chambre qui est au coeur de sa vie, depuis tant d’années! «Je vous mentirais si je vous disais que ça m’est égal! Cet ensemble est mon bébé! Mais, on sait que les enfants grandissent et qu’un jour, il faut les laisser partir», ajoute-t-elle en riant.
Fidèle à son engagement artistique, madame Vaillancourt lance son ultime saison en faisant une large place à la création. Le Nem interprétera, entre autres, une oeuvre de Tomás Diaz Villegas qui complète actuellement son doctorat en composition instrumentale à l’Université de Montréal. Cette pièce s’intitule : La persistance, l’éphémère.
«J’ai demandé à Tomás la permission de lui emprunter ces mots comme titre du concert, car ils représentent exactement ce que je ressens, en ce sens que l’Ensemble est toujours bien vivant parce que nous avons persisté! Je dirais même qu’on s’est entêté et qu’on a résisté, ce qui nous permet de célébrer notre 35e anniversaire!»
En contrepartie, la dame souligne que 35 ans c’est bien peu dans l’histoire de la musique. Elle se réjouit, néanmoins, de cette longévité, alors que notre époque carbure souvent à l’éphémère. «Tant d’artistes connaissent une popularité instantanée, grâce aux réseaux sociaux, et ils disparaissent souvent très vite! Entretemps, cet univers artificiel leur permet d’affirmer qu’ils ont des milliers d’amis, alors que dans la vraie vie on est chanceux si on en garde deux ou trois!»
«Se rappeler d’où on vient»
C’est donc bien loin de tout tapage médiatique que la cheffe et sa quinzaine de musiciens continuent de faire vivre des œuvres du XXe et du XXIe siècle. La directrice artistique s’empresse de préciser que ce concert inaugural n’est pas axé que sur la nouveauté.
«C’est important de se rappeler d’où on vient. Aujourd’hui, on veut oublier l’histoire parce qu’on est en révolte contre les blancs. On a tendance à tout déboulonner! Pour ma part, je sais que j’ai été nourrie par Kagel, Berio, Boulez, Vivier, Evangelista, etc. Ce sont des monuments qui sont d’ailleurs toujours vivants, à travers leur musique! C’est important de regarder derrière soi, regarder ce qui nous a fait!»
C’est dans cet esprit que le Nouvel Ensemble Moderne jouera des extraits de Las Meninas de John Rea, dont les mouvements rendent hommage à divers compositeurs dont Satie et Webern. Cette œuvre pour piano a été orchestrée pour le NEM par François Vallières. «On est donc dans la modernité, tout en gardant l’histoire en mémoire», résume-t-elle.
Du même souffle, elle souligne que la pièce-titre du concert, La persistance, l’éphémère, est inspirée de la musique du trompettiste et chanteur de jazz américain Chet Baker. «La trompette est très présente dans cette création. On rejoint ici la question d’appropriation culturelle», ajoute madame Vaillancourt, qui y voit un débat stérile freinant les créateurs et semant la division.
«Il n’y aura pas de rupture artistique»
Cela dit, la dame a pris la décision de partir, après avoir trouvé un successeur de confiance. Il s’agit de Jean-Michaël Lavoie qui a étudié à l’École de musique Schulich de l’Université McGill, avant de poursuivre sa formation musicale auprès de Pierre Boulez, Susanna Mälkki et Esa-Pekka Salonen. Chef d’orchestre adjoint de l’Ensemble intercontemporain de Paris de 2008 à 2010, il a aussi été chef résident de l’Orchestre philharmonique de Los Angeles en 2010.
«Jean-Michaël Lavoie m’a remplacée à l’université quand j’ai quitté mon poste d’enseignante. Je sais qu’avec lui, il n’y aura pas de rupture artistique pour le NEM. Nous avons les mêmes amours ! L’ensemble va continuer de travailler à construire des oeuvres. Ce travail où toute l’équipe s’investit cimente un orchestre! On est toujours toute la bande ensemble!»
Souvenirs heureux
De ses 35 années avec le NEM, quels sont les premiers souvenirs qui lui viennent à l’esprit ? «D’abord, notre tout premier concert, le 3 mai 1989, à la salle Claude-Champagne. Je n’ai pas oublié ce moment où s’est concrétisé un projet axé sur mon obsession de donner du temps aux musiciens pour qu’ils s’approprient des oeuvres, au lieu de les jouer superficiellement comme c’est parfois le cas dans de grands orchestres.» À noter que le concert du 35e anniversaire du NEM se déroulera 35 ans jour pour jour après sa création, le 3 mai 2024.
Heureuse du chemin parcouru avec le NEM, madame Vaillancourt évoque les tournées qui les ont menés en Asie (Chine, Japon et Singapour), en Australie, aux États-Unis, en Europe (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Hollande, Italie, Royaume-Uni) et au Mexique. «Cependant, les tournées sont devenues très compliquées aujourd’hui! On est frileux à l’idée d’inviter un orchestre d’une quinzaine de musiciens. Ce sont les mêmes problèmes un peu partout. La culture se rapetisse devant les impératifs commerciaux!»
De l’autre côté du miroir
Finalement, la musicienne entrevoit clairement les bienfaits de sa retraite : «Je suis contente de passer de l’autre côté du miroir, c’est-à-dire que je vais pouvoir m’asseoir dans la salle et admirer le travail des musiciens sans aucune pression. Même si je suis super branchée et que j’apprécie les concerts virtuels, ça ne me suffit pas», dit-elle, en affirmant qu’Internet ne remplacera jamais la communion entre les artistes et les spectateurs réunis en un même lieu, en chair et en os.
Évidemment, sa nouvelle vie comportera aussi une sorte de deuil, puisque la cheffe d’orchestre est toujours éprise de son art. «Ça va me manquer! C’est sûr mais, je n’y pense pas trop. Pour l’instant je suis encore dans l’action et puis, je ne serai pas bien loin si on a besoin de moi, ajoute la musicienne qui files des jours heureux, à l’île d’Orléans.
Nouvel Ensemble Moderne / Lorraine Vaillancourt, cheffe
Concert d’ouverture de la 35e saison du NEM / La persistance, l’éphémère
Au programme:
-Secret Theater de Harrison Birtwistle
-Las Meninas (extrait) de John Rea, une œuvre pour piano dans une orchestration de François Vallières
–Contingency Icons de Samuel Andreyev
–La persistance, l’éphémère de Tomás Diaz Villegas, compositeur en résidence au NEM.
Lundi 16 octobre 2023, 19 h 30
Au Studio Théâtre de l’Édifice Wilder – 1435, rue de Bleury, Montréal
Concert présenté en codiffusion avec Le Vivier