Gabriel Fauré est le mal aimé ou l’incompris systématique de la musique classique, toutes nations, toutes écoles musicales et tous siècles confondus. Hélas, j’en détiens des preuves irréfutables depuis les années 80 et 90, alors qu’une célèbre série d’initiations à la musique classique se rééditait en ses 78 numéros de revues accompagnées de disques laser choisissant des oeuvres ou un corpus honorable à chaque deux semaines: le mélomane l’acquérait pour fort peu en un fascicule de 40 pages et un disque attitré à un compositeur-vedette.
Au terme de trois années de sa mission de diffusion de la musique qui compte la souriante série baptisée Au coeur du classique avait nonchalamment réussi à oublier Gabriel Fauré alors que l’ultime numéro 78 de la revue bouclait ses 1928 pages de textes enrichissants sans faire une seule solide allusion à Fauré (sauf son nom mentionné vite deux petites fois dans de quelconques phrases) et que le dernier fascicule restait dévolu à Khachaturian! Le fils de Gabriel Fauré, Philippe Fauré-Fremiet, écrivait dans Réflexions sur la confiance fauréenne (Albin Michel, Paris, 1957, 242 pages): «Durant toute mon enfance, j’ai entendu dire de mon père -C’est le Schumann français! et cela nous semblait flatteur».
Nous avons eu droit à cette flatterie, soit exclusivement du Fauré les mardi 22 et mercredi 23 janvier, à la salle Bourgie du Musée des Beaux-Arts de Montréal. Quel véritable régal fort varié d’oeuvres rarement entendues ou trop peu diffusées lors des récitals des solistes capables de jouer du Fauré (peu d’appelés à cette difficile mission)! Mardi soir, sans contredit, la plus grande réussite au programme, à part le premier quatuor avec piano joué en toute fin de récital, fut cette première Sonate pour violon et piano, opus 13. Là, l’énonciation tant du séduisant Kerson Leong que l’expressivité du maître Louis Lortie s’étaient superbement épousées, hormis aux occasions où la ligne mélodique était exclusivement confiée à Leong, vu ce son ténu que le violoniste semble préférer (et les deux soirs nous étions assis en des lieux diamétralement opposés de la salle, mêmes résultats et mêmes impressions). Il semble que cela soit un fait de choix artistique, car Kerson Leong ne nourrit pas assez le son qui doit pourtant pouvoir voyager dès lors moins doté d’élan ou d’envol vigoureux dans l’espace acoustique (cette remarque de ténuité du son demeure donc la même que celle formulée lorsque je l’avais entendu et commenté -dans nos pages- au Domaine Forget, il y a près de dix-huit mois, alors également en compagnie musicale de Lortie).
Le pianiste québécois présidait généreusement cette semaine, en grand seigneur qu’il incarne fort bien, à l’élaboration de ces concerts Fauré: Louis Lortie n’a, à mes yeux rien à se reprocher puisqu’il a merveilleusement joué la partie de piano de cette première sonate pour violon et piano au moins à l’égal des plus grands chambristes que j’ai pu entendre au fil des ans. La suite Dolly (piano quatre mains) mise comme quasi-amuse-gueule au programme est une oeuvre qu’il a animée en compagnie du jeune virtuose Nathanaël Gouin: le résultat n’avait sans doute pas la légèreté des interprétations plus anodines et allègres des couples pianistiques mixtes (homme-femme) l’ayant souvent interprété en récital de musique légère (par exemple Béatrice et Walter Klien Vox 512-590). Heureusement, un peu plus tard, le jeune Gouin a virilement interprété avec les trois instrumentistes à cordes choisis pour la faire valoir, l’oeuvre sublime qu’est le premier Quatuor à cordes avec piano bien connu sous le numéro d’opus 15.
Nathanaël Gouin, solide en lecture, s’est appliqué à soutenir les deux jeunes musiciennes talentueuses de la Chapelle Musicale Reine Elisabeth de Belgique (parrainant aussi l’événement) soit l’altiste Hélène Desaint et la violoncelliste Astrig Siranossian, toutes à de très intenses coups d’archets et demeurées authentiquement investies et relançant le violoniste Kerson Leong muni de son fabuleux violon Guarneri 1741 (prêté par Canimex). Au terme des deux récitals Fauré, je n’ai pu m’empêcher de réfléchir à la tâche gigantesque de mémorisation de la Ballade opus 19 pour piano seul de Fauré, entreprise difficile à tout âge mais encore plus méritoire à l’approche de la soixantaine alors que la tête du pianiste qui endisque chez Chandos est remplie d’intégrales des corpus de Liszt, Chopin, Beethoven, Mozart en plus qu’il se soit intensément intéressé il y a quelques années à la musique d’Alexandre Scriabine, César Franck et je n»oublie pas que Robert Schumann presque en entier fait partie des cordes à son arc, bien entendu.
La Ballade pour piano seul qui ne figure pas sur son enregistrement intitulé A Fauré recital (mais fort bien sur celui de l’étonnante Angela Hewitt Hypérion CDA67875, elle qui, comme une fée, soigne magistralement ses enregistrements) était très bien mémorisée mais on sentait qu’elle le mobilisait encore en ses déplacements et doigtés complexes, donc se dégageait une impression auditive, en ses parties, qu’elle n’était pas encore tout à fait dansée comme le fut si magnifiquement le treizième nocturne pour piano seul offert au second soir des récitals. Ce Treizième nocturne opus 119 (oeuvre tardive de 1921) devint absolument le haut fait des morceaux pour piano seul et voici ce que le fils de Fauré en disait, de cette oeuvre soit précisément ce que j’en pense aussi: «Le treizième nocturne est, assurément, l’un des plus admirables; il égale et dépasse peut-être les 6e et 7e (nocturnes); sa véhémence passionnée en fait un des plus beaux témoignages du lyrisme fauréen (…) Fauré avait soixante dix-sept ans ; il ne se faisait aucune illusion sur ses infirmités (surdité et perte de la vue) ni sur l’approche de la mort» Lortie ne l’a pas joué avec la flamme incendiaire du survoltant Vladimir Horowitz (RCA Red Seal ARL-1-2548 concert en direct de 1978), mais il l’a offert en ses déchirures et extatiques libérations de toutes les souffrances du vieil âge. Le quatrième nocturne pour piano opus 36 (1884) joué avant tout, en ouverture du second récital, est tellement connu du soliste (il l’étudia enfant avec la pédagogue Yvonne Hubert) qu’il s’en trouva dépourvu des pauses ou suspensions auxquelles cette musique de rêverie pourrait mieux se prêter sous d’autres doigts moins fervents de la légendaire essentielle fluidité fauréenne, cette sacrifiante exigence favorisée ici.
Le Thème et Variations pour piano, autre monument pianistique régalien, fut grandiosement offert et l’écriture qui reste plus orchestrale de la Suite Pelléas et Mélisande (à part la Sicilienne et l’adaptation de Cortot du mouvement baptisé Fileuse) fit fonction ni plus ni moins d’un divertimento évocateur d’intensité quasi opératique (elle n’est qu’une Suite chez Fauré, pas un opéra). L’oeuvre de clôture, le Quatuor opus 45 fut célébrée plus que toute autre oeuvre par le public enchanté d’une salle encore presque comble: dans sa partie piano, le quatuor fut sans failles, propulsé par Lortie, avec encore le même commentaire pour Kerson Leong puisqu’il préfère ce son délicat presque toujours mélancolique ou trop parcimonieux sur le plan des nuances et dynamiques sonores. Choisir de ne pas nourrir le son avec une générosité que lui confère pourtant la primauté fréquente de la ligne mélodique c’est risquer de se voir enterrer par les autres instrumentistes. Le résultat final n’était pas décevant, loin de là, mais seulement pas optimal.
Il m’est venu à l’esprit, plusieurs fois, les deux soirs de récital, que Lortie qui est ici, certes on le comprend, au coeur d’un projet pédagogique ou de parrainage de jeunes musiciens émergents mériterait, au pays d’Utopie, d’être épaulé par James Ehnes au violon, Yo Yo Ma au violoncelle et, tout à fait, à mon humble avis de fauréen fanatique, Victor Fournelle-Blain, l’extraordinaire altiste solo de notre irremplaçable Orchestre symphonique de Montréal. Cet idéal de fanatisme fauréen de ma part, sera, peut-être, pour un autre soir, disons aux portes du paradis, car, dans l’intervalle, ce soir-même par exemple, nous aurons d’oniriques oeuvres de Rachmaninoff avec Hélène Mercier et Lortie pour nous distraire des imperfections de ce monde où nous vivons naïfs mais enthousiastes (Fantaisie pour deux pianos et Danses symphoniques qui fut l’ultime oeuvre du grand compositeur russe tant ridiculisé pendant des décennies d’une alléguée simplicité et qui, lui, s’est maintenu dans le coeur des foules mélomanes du monde entier).






























































