C’est un immense tableau de Giovanni Antonio Canal (notez les années de sa vie 1697-1768) mieux connu sous le nom de Canaletto qui semble apparaître devant nous au lever du rideau. À l’amorce de la pièce, nous nous situons à Venise, cette ville flottante d’unique splendeur avec ses palais de marbre blanc, ses gondolieris fredonnant sensuellement leurs barcarolles le long du Grand Canal passant ensuite sous le pont du Rialto et filant au Pont des Soupirs.
Bien sûr, tout gravitera autour de ce fameux et richissime Palais des Doges quoique, par cette pièce, nous y sommes cependant ramenés dans le temps à l’année 1571.
Une illustre bataille inspirant l’Europe catholique
Venise est alors une puissance navale incontestable au cœur de la puissance militaire et navale de la Sainte Ligue catholique confrontée aux Turcs, oui encore ces supposés vilains musulmans, en leur empire ottoman, c’est-à-dire des forces invincibles jusqu’au 7 octobre 1571, soit le jour de la célébrissime victoire catholique à la bataille de Lépante.
Cette sanglante bataille fut remportée, en effet, contre les redoutables musulmans d’alors dans les tumultueuses eaux de Patras en notre actuelle Grèce. Bien entendu, Venise et Rome ont alors de fiers plénipotentiaires et ils veulent célébrer cette victoire écrasante de Lépante qui étonne une Europe ravie de triompher ainsi.
L’idée est soumise à tout peintre vénitien d’une glorieuse fresque magnifiant la guerre remportée.
Sylvie Drapeau en peintre Galactia
La commande de tableau, échoit entre les mains d’une frondeuse, peu obéissante aux diktats des Doges soit la fort sûre d’elle-même Galactia. En tout, ses traits de caractère lui confèrent une effigie de contestataire y compris ses moeurs relâchées pour l’époque où même les mâles lui sont soumis.
Sa toile fera évidemment scandale, car sa nature franche fera qu’elle choisira d’y représenter la tuerie, le sang répandu, les membres épars des corps écartelés, tout cela pour braver l’esthétique triomphaliste du pouvoir.
Galactia restera moralement jusqu’au bout cette femme résolue, nullement effrayée de quiconque, habile et marginale, un peintre à contrecourant que joue adroitement en tous ses traits de caractère une Sylvie Drapeau éclatante dont la réputation de grande interprète n’est plus à faire.
La pièce ne repose d’ailleurs pratiquement que sur son personnage déclaratoire quoique survienne répétitivement (comme futur emblème d’une génération inspirée à contester l’Église et le Pouvoir) la comédienne Anne-Marie Binette incarnant Supporta, sa fille.
En répétition fréquente, tout aussi prévisible, est l’exercice du pouvoir répressif de l’Église sous la figure du cardinal Osensibile (Patrice Coquereau), celle aussi de l’offuscation pédante du Doge Urgentino (joué avec la juste adresse fourbe par Jean-Moïse Martin).
De beaux costumes en surplus nous sont offerts avec l’étalage émouvant de tous ces plénipotentiaires costumés de damasquin et de robes écarlates cardinales de velours pour ajouter à leur dimension de potentats rétrogrades.
Une grande habileté d’usage de l’espace
Les scènes de l’histoire de cette Résistance artistique varient avec doigté les décors : grâce à cette scène rotative, les effets d’éclairage et surtout le déplacement des déploiements du jeu en mezzanine de ce décor de bois et de palais marmoréens envisageables, tous ces lieux agrémentent tout à fait les scènes dialoguées.
Nous y voilà donc pour ce voyage dans le Temps de l’Abus politique à bord de navires imaginaires rôdant à Venise, des navires ayant eu à leur proue des figures inspirantes et sculptées magistralement dans le chêne des frégates.
Même à la guerre, les artistes et sculpteurs étaient jadis mis à contribution pour orner majestueusement la puissance politique à la proue des vaisseaux. Ces menaces implicites ordonnant une magnificence artistique eurent peu de reluisance aux yeux des futurs philosophes des Lumières, mais, en 1571, on en est encore bien loin des soulèvements car seuls Érasme, Rabelais, Montaigne, en précurseurs, pointaient à l’horizon.
Narcissisme et abus de pouvoirs
Après censure, emprisonnement et probablement tortures, l’héroïne Galactia obtiendra que le pouvoir, en douce, s’amende et elle acceptera, dubitativement triomphante, une invitation à dîner du Pouvoir, mais de quel festin s’agira t-il?
Le texte de Howard Barker (l’auteur), traduit ici, suffit à la tâche théâtrale. Surgit parfois un humour assez transitoire fort utile à chasser une lassitude réelle des formules éculées sur les abus du pouvoir politique et religieux de tout temps insupportables. Une pensée d’ensemble est là, puis le texte n’a pas la prétention de transcender la réelle beauté du geste de résistance artistique et politique pour atteindre au sublime du verbe.
La pièce ravive notre exaspération
La pièce touche tout à fait une corde sensible : nous n’avons qu’à regarder autour de nous, en ce moment, pour nous rendre compte que tous les peuples — du moins ceux encore un tout petit peu sains d’esprit — sont à jamais excédés, ennuyés, blasés tout autant des guerres meurtrières de suprématie que de la présence récurrente des narcissiques violents à la tête des États. Les potentats s’agitent impunément pour opprimer et tuer tout partout. L’urgence est criante.
Qu’on nous en rappelle une autre incidence d’usurpation ou de censure si lointaine au théâtre nous emprisonne peut-être dans l’habitude ankylosante de la normalité itérative ou historique de la représentation de la bêtise au pouvoir.
Cependant la coupe est pleine de ce constat nécessitant urgemment une solution délivrante. Car on se sent à juste titre révolté, lésé, dupé des facéties de gouvernance, éperdument exténués que nous sommes à les chercher ces justes mesures d’esthétique et de lois sacrées pour la sécurité, la liberté et les sérénités éduquées des populations heureuses d’imaginer pouvoir, un jour, espérer vivre dans la souhaitable Concorde et non le sang des massacres.
Au Rideau Vert jusqu’au 25 octobre
Une pièce de : Howard Barker
Traduction Jean-Michel Déprats
Mise en scène Michel Monty
Sylvie Drapeau : Galactia
Maxime Denommée : Carpeta
Jean-Moïse Martin : Urgentino (doge de Venise)
Marcel Pomerlo : Suffici (amiral), Lasagna (peintre) et marin #3
Ève Pressault : Gina Rivera (critique d’art)
Patrice Coquereau : Osensibile (cardinal) et prisonnier de la cellule voisine
Frédéric Charbonneau : Prodo (ancien combattant), un dignitaire, le géôlier et marin #1
Anne-Marie Binette : Supporta (fille de Galactia)
Jonathan Buaron : Sordo (peintre), Pastaccio (procureur), marin #2 et l’Albanais
Assistance à la mise en scène Elaine Normandeau
Décors Olivier Landreville
Costumes Pierre-Guy Lapointe
Éclairages Renaud Pettigrew
Accessoires Félix Plante
Musique lefutur
Vidéo Gaspard Philippe
Maquillages et coiffures Audrey Toulouse
Crédit photos : Eve B. Lavoie – photos de production































































