Malgré la fatigue évidente d’une tournée américaine de trois semaines qui prenait
fin pour lui à Montréal par temps gris (notre Damoclès habituel, ce fouet incertain
de neige ou de grêle ou de tempête de fin d’hiver) le touchant David Fray berçait de
sa profonde expressivité une salle Bourgie attentive et recueillie, presque comble,
mercredi soir 7 mars. David Fray demeure une très belle personnalité musicale sauvée
des affres des concours internationaux où tant de poètes périssent sous la pression
du rendement virtuose affamé de tous ces prix par lesquels on croit mieux départager
l’ivraie du bon grain.
En 2004, à l’âge de 22 ans, le gracieux pianiste David Fray au faciès si romantique,
après avoir offert une sonate en si mineur de Liszt de toute beauté, l’incomparable
sonate de Beethoven opus 109 absolument inoubliable de poésie et, en finale de
concours, le joyeux Concerto en sol de Maurice Ravel remportait le second prix du
concours international de musique de Montréal. Mais c’était quand même derrière
Serhiy Salov, autre jeune pianiste impressionnant duquel personne ne pourra oublier
son Concerto pour piano no 2 en si bémol majeur opus 83 de Johannes Brahms qu’il
interprète encore brillamment de nos jours.
Il est intéressant, à quatorze ans d’intervalle, de noter combien les deux artistes
primés ont évolué différemment, chacun s’offrant une carrière à sa mesure et selon
ses qualités propres, car à quelques jours d’intervalle, les deux pianistes se
produisaient parmi nous, dans des salles et des programmes bien entendu fort
différents. Fray nous offrait un récital tout en intimité (Fantaisie K.475, Sonate
en do mineur K.457 et Rondo en la mineur K.511de Mozart et une grande sonate de
Schubert D.959), élixir comme ceux qu’offre le célèbre Andras Schiff. Le pianiste
québécois d’origine ukrainienne, Serhiy Salov, pour sa part, jouait vendredi
dernier, à la Maison symphonique avec Nézet-Séguin tenant magistralement son
orchestre métropolitain en grande forme d’inspiration et de prestation altière dans
le premier concerto pour piano de Nicolas Medtner. L’interprète Salov offrit en
rappel au public montréalais, déjà ravi du Medtner assemblé sans trop de bousculade
malgré la cavalcade incessante de ce concerto exigeant, une étude d’exécution
transcendante de Liszt à une vitesse que pas même Nikita Magaloff (Philips 456339-2)
et Tamas Vasary (Heliodor 89806) n’osaient adopter en gravure pour nous montrer
encore combien il est virtuose. David Fray, offrait, en rappel, cependant exsangue
de sa tournée – je le croyais grippé ou au bord de cet affaiblissement, le célèbre
Nocturne opus 9 no.2 en mi bémol majeur qu’il joue avec raffinement sur son récent
enregistrement Chopin si éloquent (Erato 019029589478) paru en 2017.
Voilà donc deux attitudes adoptées menant à des carrières dissemblables. Pourtant,
quand il choisit de se calmer et de faire valoir sa très grande expressivité
musicale comme dans le mouvement lent du Concerto no 2 pour piano et orchestre opus
102 de Shostakovich entendu sous sa main fin 2017, Serhiy Salov a tout du grand
poète en plus des qualités de virtuose à la Grigory Sokholov et cette comparaison
n’est pas faite à la légère. Le pianiste David Fray est donc de l’espèce de
pianistes intimes et bouleversants que furent Radu Lupu, Guiomar Novaes, Clara
Haskil, et aujourd’hui Yulianna Avdeeva si je puis mettre en parenté de si grands
noms car les nouvelles générations de pianistes sont gorgées de talents poétiques
immenses dotés d’une dextérité sans égale dans l’histoire de l’interprétation
musicale. L’âge d’or du piano classique, en excellence, c’est maintenant plus que
jamais.
Il y a tant de belle musique qui se joue pour nous à Montréal que je n’arrive pas à
m’en lasser et David Fray a ajouté une autre pierre précieuse à notre diadème
musical, celui ceignant notre coeur rêveur. Il serait criminel de ma part d’omettre
de dire qu’au concert du 2 mars à la Maison Symphonique Nézet-Séguin a dirigé une
quatrième symphonie de Tchaïkovsky en transformant, que dis-je, en transfigurant
littéralement l’orchestre métropolitain en une véritable Philharmonie de Berlin ou
prenant lui-même une prestance à la hauteur de Yevgeni Mravinsky dans ce répertoire
russe (Yannick fatigué lui aussi de tant de voyages et de déplacements de carrière
obligés qui lui font perdre ce précieux temps et, d’essoufflement manifeste,
momentanément du moins l’électrisante faconde qu’on aime tant chez lui lorsqu’il
parle avec inspiration ressentie et juvénile des oeuvres qu’il interprètera pour le
public venant toujours nombreux le vénérer comme à la séance de signature des
coffrets de l’intégrale des symphonies numérotées de Bruckner) . Eh bien, dès le
second mouvement, parfois immobile, dirigeant du regard, c’était vraiment un chef
immense, un orchestre porté vers l’empyrée, ce lieu où j’habite moi-même (dans ma
tête) en permanence.






























































