La fine plume de Sylvain-Claude Filion nous happe dès les premières lignes de Dans l’ombre du Mont-Royal – Le secret de Wilfrid Laurier, premier tome d’une ambitieuse fresque historique récemment publiée chez Flammarion Québec. Ce roman dense de plus de 500 pages, véritable brique passionnante, réussit l’exploit de mêler rigueur historique et invention romanesque dans un équilibre remarquable.
Filion, qui a longtemps travaillé dans les milieux culturels et journalistiques, démontre ici son grand talent de conteur. Il redonne vie à des politiciens, des membres du clergé et autres figures historiques dont les noms, pour la plupart, ne subsistent aujourd’hui que dans la toponymie de nos rues et boulevards. Mais l’auteur ne s’en tient pas à la reconstitution : il enrichit son récit d’intrigues autour de personnages fictifs finement campés, au point qu’on en vient à se demander ce qui, du réel ou de l’imaginaire, domine. Et c’est justement cette incertitude qui fait tout le sel du roman.
L’action se situe à la fin du 19e siècle, dans un Montréal en pleine mutation. Jean-François Kérouac, jeune homme épris de peinture, quitte sa campagne à Kamouraska pour la grande ville. À travers ses yeux, le lecteur découvre une société en pleine ébullition : artistes, poètes, une soprano en quête de reconnaissance, des intellectuels, des politiciens de tous bords, des pauvres et des riches se croisent au mythique Café Ayotte, lieu d’échanges et de confrontations.
Les joutes politiques entre conservateurs et libéraux — Bowell, Tupper, Laurier — sont racontées avec une grande finesse, tout comme l’implication sans vergogne du clergé, notamment de monseigneurs manipulateurs, dans la sphère politique. La Loge du Lys, société secrète canadienne-française, plane en toile de fond, ajoutant une touche de mystère à une trame déjà riche.
À ce portrait collectif s’ajoutent des figures fortes et inattendues : une féministe avant l’heure, un homosexuel marginalisé et un défroqué. Le quotidien de Madame Barély, intrigante et amoureuse, réduite à la pauvreté, et de sa fidèle Léontine est particulièrement touchant. Malgré la misère, elle organise un grand gueuleton pour s’attirer des contrats, avant que la menace de l’huissier se fasse réelle…
« Des petits pâtés au lièvre et un buisson d’huîtres circulaient de mains en mains. Madame Essiani, qui surveillait son tour de taille, se contenta de picorer un peu de salade russe. Les blancs de Bourgogne et les vins d’Alsace coulaient à flots. Denise Devereaux parlait la bouche pleine à son voisin de table Madigan, que mademoiselle Barély avait eu soin de placer à côté d’elle. Son plan semblait fonctionner ; Madigan ne quittait pas la Devry des yeux tout en s’empiffrant comme un ogre… (p.119) »
Entre amours déçus et trahisons conjugales, les tableaux se succèdent avec la précision de l’orfèvre Filion qui impressionne par la qualité de ses descriptions : les rues, les vêtements, les intérieurs sont rendus avec un souci du détail rare. Le style, à la fois élégant et accessible, enrichit le vocabulaire du lecteur tout en maintenant un rythme soutenu. Les chapitres courts, la richesse des intrigues, la dynamique des dialogues donnent l’impression de suivre une série télévisée historique dont on attend l’épisode suivant avec impatience.
On saluera également la recherche approfondie derrière ce récit. Même si quelques touches modernes surprennent (comme une tasse de café matinale pour une femme de l’époque), rien ne vient entacher la crédibilité de l’ensemble. Le roman fait aussi office d’exercice de toponymie, reliant les lieux d’hier à ceux d’aujourd’hui avec habileté. Un index en fin de roman permet d’identifier les personnages historiques réels… mais omet curieusement Wilfrid Laurier, pourtant bien présent dans l’intrigue!
Dans l’ombre du Mont-Royal n’est pas qu’un roman historique : c’est une saga de mœurs, un hommage vibrant aux bâtisseurs du Canada francophone, une réflexion sur les luttes de pouvoir, sur les rêves et les désillusions d’une époque qui, finalement, nous ressemble bien plus qu’on ne le croit. À travers les doléances des Canadiens français pour le retour des écoles catholiques au Manitoba, ou le lien étroit avec la Couronne britannique, se dessine un Québec en quête d’identité et de reconnaissance.
Et ce fameux secret de Wilfrid Laurier, dont le voile n’est qu’à peine soulevé en dernière page ? Il laisse le lecteur sur sa faim… mais surtout avide de lire la suite.
Chapeau bas à Sylvain-Claude Filion, maître du détail et de l’évocation.































































