Dans l’enceinte de parfaite acoustique du Palais Montcalm, idéale pour la musique de
chambre, les mélomanes de Québec ont ovationné, lundi soir 4 décembre, trois oeuvres
bouleversantes de Béla Bartok (1881-1945), Karol Szymanowski (1882-1937) et Olivier
Messiaen (1908-1992). Ces trois oeuvres créées au coeur du XXième siècle furent
viscéralement interprétées par la poignante violoniste Janine Jansen, les déchirants
clarinettiste Martin Fröst et violoncelliste Torleif Thedéen tous trois étant
accompagnés au piano par le sensuel pianiste français Lucas Debargue.

Quatre artistes investis au niveau suprême de la musicalité, voilà ce que fut toute cette soirée manigancée par le Club musical de Québec, une réunion de gens amoureux de musique, certes, mais dotés de flair, de passion audacieuse et de charmante chaleur.
Parlons tout d’abord du flair. La réunion de ces quatre artistes exceptionnels sur la scène de Québec, avant leur envol collectif subséquent vers Toronto et New York, amène beaucoup de questionnements. Premièrement, cette réunion aurait dû être
improbable (les quatre ont des agents d’artistes différents pour les représenter, seul Debargue est chez Columbia Artist Management à New York). En second lieu, par surcroît, comment de tels tempéraments si entiers, quatre instrumentistes si pétris
d’absolu font-ils pour parvenir à jouer ensemble si parfaitement de telles oeuvres dissemblables sans se reprocher les uns aux autres de ne pas se rejoindre là où chacun se sait pertinemment être- lui ou elle- à la juste et incontestable bonne
place? C’est l’histoire de tous les déchirements entre musiciens de quatuors, chronique remplie d’égorgements et de scènes de reproches aux dénouements quasi passionnels! Mais ce soir, l’entente la plus somptueuse règne entre quatre
personnalités très fortes: elle a lieu pour se renouveler encore à chacun des mouvements des trois oeuvres faisant appel ou place à parfois uniquement à un ou deux instrumentistes, parfois trois instruments concertant ensemble, quelques fois tous les quatre sont sollicités activement par les indications des partitions diverses.

Parlons maintenant de passion audacieuse à travers les oeuvres choisies et offertes au public. Tout d’abord, les Contrastes de Bartok portent bien leur nom puisque
les trois mouvements vont du reposant solo évocateur du clarinettiste Martin Fröst à la sensualité exhalée par les Danses très animées du premier et du troisième
mouvements. Cette musique d’incantations prenantes semble évoquer une longue méditation sur la captivité humaine de laquelle les mélodies s’extirpent au
troisième mouvement lors d’un moment d’accalmie balancée par la foudroyante mesure du battement rythmique au piano accompagnateur avançant en crescendo. La rapidité de la danse finale porte l’enthousiasme libérateur à son comble.
Suivirent les trois mouvements des Mythes de Karol Szymanowski pour violon et piano. D’entrée de jeu, Lucas Debargue fait ressortir aux aigus du clavier les sonorités et les rythmiques apparentées du compositeur polonais à celles des grandes oeuvres pianistiques inégalées de Ravel (Ondine, Scarbo etc). Lebargue se retrouve dans son
registre idéal. On relève toutes ces intertextualités rappelant les irisations sonores des Miroirs de Ravel etc. Sa compagne de jeu, la violoniste Janine Jansen avec son phénoménal violon du luthier Stradivarius Rivaz Abron Gutman (1707) , est la juste poétesse s’immisçant magistralement à ce savant ouvrage du tisserand Debargue aux doigts chargés de tension fébrile, une vivacité à tout moment palpable. Ce mariage musical par lequel s’insinue la mélodie sublime de La fontaine d’Aréthuse opère des merveilles aux oreilles fascinées de l’auditoire. Dans le second mouvement intitulé Narcisse, le lyrisme est cosmique comme si l’âme du jeune chasseur se contemplant avait déployé des ailes intersidérales insoupçonnées au lieu de se métamorphoser en fleur blanchâtre…Le difficile troisième mouvement intitulé Dryades et Pan , si ardu d’audition pour tout public, passe sans engendrer de
frayeur ni de peur panique du monde sonore effroyable où il aboutit. Hors de cette forêt sonore très touffue peut-être d’odeurs ou de parfums (dirait Scriabine!) les Mythes s’achèvent dans la fascination générale.
Tout au long du récital, je dois dire que l’intensité du jeu des musiciens est telle, sans relâche, qu’on se surprend à se redresser par trois fois, au plus haut possible sur notre chaise, pour être bien certain de capter en tout premier, au vol, chaque sonorité exquise si savamment amenée au public de Québec, un public stoïque, ouvert au dépaysement, heureux de se faire amener en voyage.
Quatuor pour la fin du Temps
Après l’entracte , je vérifie cette charmante chaleur québécoise, notamment un lieu convivial où les enfants et les jeunes âmes de 16 ans et moins sont invités par les organisateurs à leur propre salon annexé aux coulisses du parterre (quelle admirable trouvaille pour inclure la jeunesse aux concerts de la grande musique dite classique
qui compte tellement dans la juste éducation de l’âme et du coeur humains! Mille fois bravo au club musical de Québec!). Comme convenu, nous sommes amenés à nous procurer, comme toujours, les disques des quatre artistes qui s’envoleront vite par dizaines ou centaine . Les artistes ne les rayeront (de leur supposé autographe,
chez certains une griffe surréaliste ou un trait symbolique!) qu’à la toute fin de la soirée.
Durant cet intervalle, je note ou observe parmi le public, en effet, la présence de plusieurs jeunes têtes mais là encore, comme à Montréal, le public reste dans l’ensemble fort âgé et ce n’est pas faute d’effort d’avoir tenté de créer des abonnements très bon marché pour les étudiants ou les adolescents. Évidemment, avec de tels musiciens, la salle est presque comble ce soir, mais je m’inquiète toujours de cet aspect de la relève étant donné que je sais que c’est la musique seule (et un petit peu la littérature et la course à pied) qui a éclairé ma vie
intérieure depuis l’âge de la puberté.
Enfin, l’heure du retour en salle sonnera la fin de cette digression comme un ralliement.
Chacun devine que le Quatuor pour la fin du Temps d’Olivier Messiaen sera une autre grande pérégrination sonore de cette soirée inoubliable. Il y a là 45 minutes de musique en huit mouvements ou moments de duos, de trios, de solos, Seulement à quatre reprises les quatre musiciens participeront-ils de jeu intégral, en vrai quatuor incluant le piano. Si caractéristique des oeuvres de Messaien on entend s’annoncer dès les premières mesures, au premier mouvement, l’effet de forêts d’oiseaux discourant des uns aux autres au plus haut sommet de la canopée . Ce
dialogue entre les quatre instruments est vraiment admirable mais ce sera le solo de clarinette de Martin Fröst qui éblouira le plus . Il est inscrit à l’oeuvre sous les vocables L’abîme des oiseaux (3ème mouvement) .
Parsemé de moments arrache-coeur, ce grand Quatuor, cette oeuvre mystérieuse de Messiaen exige des instrumentistes de se retrouver tous en terrain commun alors que chaque instrument est emporté vers un monde à lui seul de vénération idéale. Il y a dans toute l’oeuvre une intensité religieuse et méditative conviée à réfléchir sur
les fins téléologiques de l’existence humaine. On se met à réfléchir en soi-même, par des passages de liquéfaction totale de l’âme en prodigieuse souffrance, des mouvements qui portent le nom de Louanges à l’Éternité et l’Immortalité de Jésus. La tristesse et la désolation atteignent leur comble en cet ultime mouvement
(Louange à l’Immortalité), aux dernières mesures échouées dans les aigus extrêmes du violon et du piano.
Le tour de force durera t-il des décennies entre ces quatre artistes au jeu foudroyant? Non, c’est la réunion fortuite des invités de Janine Jansen, cette violoniste phénoménale qui crée par un choix d’oeuvres appropriées un tel événement musical. En tout cas, ce soir, leur réunion est une réussite incontestable par des oeuvres magistralement interprétées au travers desquelles ils ont montré leur parfait accord, leur mutuelle concordance. Pour nous tous des heures de pur enchantement.