L’envoûtement qui saisit l’âme et le cœur d’un mélomane montréalais, à certaines heures musicales finement préparées, atteint une telle intensité d’émotion qu’on ne pourra jamais l’oublier.
Cette extase musicale est bien survenue à la Cinquième salle samedi le 17 août. On y présentait un florilège d’oeuvres trop rarement entendues où enfin, la musique d’Ernest Amédée Chausson (1855-1899) cet oublié sans motif valable, était, au final, à l’honneur. Pour preuve, son Concert opus 21 pour piano (Cédric Tiberghien), violon (Marianne Dugal) et quatuor à cordes (Victor Fournelle-Blain -alto, Anna Burden-violoncelle, Alexander Read et Richard Zheng -violons) atteint au paroxysme de l’émotion musicale.
Un Concert de Chausson délicatement amené avec soin
Sur le plan sonore et sans crier garde, afin d’ouvrir l’entendement des mélomanes sincères et enthousiastes de la Virée Classique à une plus juste appréciation de l’œuvre magistrale du musicien cultivé et raffiné que fut Chausson, trop rarement joué, nous avons eu droit par la voix de Marianne Dugal à une présentation préalable du parcours intentionnel du programme.
L’écriture originale jadis innovante de Debussy
Cette fraternelle et sympathique manière de s’adresser directement au public à l’amorce du concert disposa le mélomane à jouir de l’interprétation pénétrante de la riche sonate pour violoncelle de Claude Debussy sous l’archet de la généreuse Anna Burden accompagnée par l’immensément talentueux et polyvalent pianiste Cédric Tiberghien. Survint, en second lieu, la brève et bouleversante Élégie de Gabriel Fauré, expert en soliloques déchirants.
Chausson a 39 oeuvres numérotées mais 27 autres non publiées
On croit aisément que tout ce qui est de valeur fut publié en musique. C’est une erreur et Jean Gallois dans son ample biographie fouillée sur Chausson (Fayard, Paris, 1994, 697 pages) nous révèle que le sublime Concert opus 21 a un petit frère qui serait la vingt-sixième création (sur un total de 27) sans numéro d’opus parce que chaque fois inédit.
Ce SN26 (sans numéro d’opus) figurerait, normalement, au catalogue, tout de suite après le Quatuor pour piano et cordes en la majeur opus 30 (1898) un autre chef-d’œuvre du compositeur: il s’agirait d’un Concert pour piano, hautbois, alto et quatuor à cordes terminé en septembre 1897. À cette seule description du rôle soliste d’un hautbois et à voir l’emplacement dans le cursus de composition, je suis prêt à me rendre esclave, sans rouspéter, deux ans entiers de ma vie, à quiconque ira le dénicher, l’étudier, le publier et lui donner existence au concert.
Quatre mouvements déchirants et enivrants
Pour qui se donne la peine de l’explorer, de l’écouter attentivement, patiemment, ce Concert opus 21 marqué Décidé, Sicilienne, Grave et Finale très animé est tout simplement éblouissant. Car la musique de Chausson est à la quintessence de toute la musique française en sa meilleure époque de production.
Une oeuvre mélodieuse mais difficile au premier abord
Le Concert opus 21 ne vient pas aisément à l’entendement, ici, même en ses quatre mouvements (sauf la berçante Sicilienne). Mais à s’y épancher avec tendresse, le degré progressif d’emportement intérieur bouleverse tout cœur humain sensible (le temps actuel si meurtrier de gratuité insensée rend nécessaire la pilule de la grande et belle musique d’introspection). Les musiciens de l’OSM et Tiberghien ont réussi magistralement à s’accompagner et faire sourdre de la partition difficile ces qualités raffinées de la rêverie en méditation, essence incontestable de la musique française.
Une personnalité exemplaire accueillant les meilleurs
Ernest Chausson recevait les plus quintessentielles personnalités de l’époque à son vaste hôtel particulier du boulevard de Courcelles : peintres impressionnistes illustres dont il collectionna les tableaux, des littéraires, les musiciens en vogue alors que la France touchait au sommet de sa puissance et de son patrimonial prestige culturel mondial.
Intimité, bonté, générosité et immense spiritualité
Certes, de ces quatre qualités musicales, il en va ainsi de toute la musique française depuis César Franck (1822-1890), Gabriel Fauré (1845-1924) jusqu’à englober Debussy, Ravel et j’ajouterais Saint-Saëns et le très divertissant Francis Poulenc. Mais le substrat suprême de l’essence française qu’on a dans le Poème pour violon opus 25 et aussi dans le Poème de l’amour et de la mer opus 19, ce substrat se retrouve dans le quatuor à cordes opus 30 et à l’empyrée de cette ascension au Ciel musical dans le Concert opus 21.
Peu d’enregistrements sur le marché mais l’OSM en a un
Un album Decca (4756528) offrait, via l’OSM et le Quatuor Ysaÿe pour le Concert op.21, en deux disques, tout le corpus mieux connu des oeuvres publiées de Chausson. L’album est daté de 2005, il donnait l’excellente Chantal Juillet qui figurait au violon pour le Poème mais plutôt Pierre Amoyal au violon et Pascal Rogé au piano pour le Concert opus 21. J’ai réécouté plusieurs fois, cet été, cet enregistrement et plusieurs autres (Igor Oïstrakh au violon et le Quatuor Chostakovich et d’autres versions et interprètes).
Une interprétation émouvante, un public transporté
Ce que nous avons donc entendu ce samedi rappela souvent, avec brio, l’intensité de cette interprétation ancienne sur disque: la beauté somptueuse du toucher de velours, l’impeccable mesure de Cédric Tiberghien au parfait unisson des musiciens solistes, lorsqu’usité, y ont contribué. Nos musiciens solistes de l’OSM étaient authentiquement investis et amoureux de cette musique de chambre. Ils nous ont communiqué cette vénération sincère et discrète.
Une écoute de grande ouverture et disponibilité
Le public aura répondu à ces accents d’investissement musical avec une écoute religieuse issue d’une grande ouverture. Ce qui nous a seulement fait regretter de n’avoir pas assez, notre vie durant, entendu l’œuvre. Mais regretter aussi la visite rarissime de ce pianiste qui, depuis l’an 2000 et son album Debussy (Harmonia Mundi Les nouveaux interprètes HMN 911717) nous l’ayant fait découvrir, se produit surtout en Europe et au Japon. L’aurons-nous encore bientôt avec nous, tant en solo qu’en musique de chambre, puisque son élégance d’accompagnement met les nôtres en grande valeur?
Un bond de fin de soirée à la Maison Symphonique
Dans l’incomparable temple parfait de notre Maison Symphonique, une enlevante ouverture de Rossini intitulée l’Italienne à Alger dressa la table musicale en fin de soirée. L’Orchestre Symphonique de Montréal avec ses instruments somptueux et ses chefs de pupitres inégalables au pays, offrirent les Cinq mélodies grecques de Maurice Ravel (1875-1937) de factures très brèves avec les textes en français décrivant leur contenu savoureux chanté par la jeune mezzo Emily Sierra.
Carmen de Bizet et Salomé de Mélanie Bonis
Ils ne furent qu’une entrée préalable aux six plus fameux Airs de l’opéra Carmen de Bizet que madame Sierra chanta également, sans doute choisis par l’humble et sympathique jeune chef Rafael Payare. Un intermède intrigant de Mélanie Bonis (1858-1937) en son opus 100 dura le temps de piquer notre curiosité et la soirée fut couronnée du splendide et célébrissime Concerto de Aranjuez de Joaquin Rodrigo interprété par le guitariste du nom de Miloš.
Un rappel désinvolte
Le guitariste Milos conclut la soirée musicale en nous offrant le rappel d’un air, à la guitare, que Judy Garland chanta à satiété et qui devint la chanson iconique de toute la communauté gaie américaine: Over the Rainbow (Wizard of Oz) donc une mélodie de Harold Arlen.
En voici les paroles en anglais qui résument assez bien la journée de concert d’hier, en tout cas pour moi qui suis pourtant bien allé au concert mille fois et me suis laissé être emporté jusqu’au vrai et juste bonheur de vivre:
Somewhere over the rainbow, skies are blue and the dreams that you dare dream really do come true, Someday I’ll wish up on a Star and wake up where the clouds are far behind me, where troubles melt like lemon drops away above the chimney tops, That’s where you’ll find me!