Réjouissons-nous! De grands talents d’interprétation des grandes oeuvres du piano classique se sont fait entendre et apprécier à la salle Pollack de l’Université McGill fin avril dernier, ensuite une semaine plus tard à l’Église Saint Viateur d’Outremont.
Chaithawat Atiphophai
Tout d’abord le mercredi soir 24 avril, le Thaïlandais Chaithawat Atiphophai offrait un récital de graduation de premier cycle universitaire : il s’est avéré remarquable dans des oeuvres de Bach (Fantaisie et fugue BWV 542) puis les 32 Variations de Beethoven, mais absolument renversant ensuite dans cinq des six mouvements exaltants du Tombeau de Couperin composés par Maurice Ravel.
Ce furent des délices sonores suivis par la sublime quatrième ballade de Frédéric Chopin exprimée avec éloquence poétique et une furie virtuose finale enivrante. C’est sans oublier deux oeuvres des Russes Prokofiev et Kapustin séparées par une étude de Chopin jouée, elle aussi, avec la puissance d’un disciple de Grigori Sokolov quoique ce jeune homme à fort tempérament étudie plutôt ici, à Montréal, sous la férule de la célèbre pianiste et pédagogue Marina Mdivani. Le ravissement fut absolument général.
Emmanuel Roberts Dugal
Le second talent annoncé, ici sans exagération, comme phénomène à la hauteur des André Laplante et Louis Lortie de notre pays, fut entendu deux fois plutôt qu’une. Il se nomme Emmanuel Roberts Dugal et n’a pas même 20 ans. Élève prometteur de Stéphane Lemelin, c’est un jeune pianiste entre bonnes mains: ce professeur de McGill est l’artisan d’une remarquable intégrale des Nocturnes et Barcarolles de Gabriel Fauré présentées en ordre chronologique de création laissant percevoir la riche évolution du langage du compositeur français décédé il y a cent ans.
Emmanuel Roberts Dugal déploie pourtant une maturité artistique bouleversante bien au-delà de son visage d’adolescent surdoué. Il me rappelle d’ailleurs la candeur des poèmes de Nelligan lorsqu’il commente et illustre préalablement les oeuvres choisies avec enthousiasme et inscrites à son programne.
Tout d’abord à son récital de McGill, il joua magistralement, sur un Steinway de concert sans doute modèle Hambourg, donc lors de son récital de seconde année de baccalauréat en interprétation musicale la sublime trentième sonate de Beethoven opus 109. Il l’a reprise à l’Église saint Viateur d’Outremont samedi dernier, mais sur un Yamaha d’à peine six pieds au son tout de même exquis en l’adaptant judicieusement à l’intense réverbération de l’enceinte acoustique de ce lieu de prière absolument rempli de trésors sculptés ou peints, éblouissante nef scintillante de vitraux et d’évocations adaptées aussi aux Funérailles de Franz Liszt qui fut jouée comme si c’eût été Vladimir Horowitz jeune nous les rendant ainsi vibrantes.
La troisième oeuvre, jouée les deux fois, s’intitule Aubade de l’enchanteur ou Alborada del Grazioso du compositeur français Maurice Ravel. À la salle Pollack, elle respirait de l’enjouement inspiré de celui qui flâne et virevolte, jongleuse danse fiévreuse entraînante de celui qui pivote en pirouettes amusantes, en rythmes de cette Espagne bouffonne des foires et des cours princières ou royales divertissantes. Samedi 4 mai, désormais reprise au récital de l’Église saint Viateur d’Outremont, sur cet instrument réduit doté de seulement six pieds de cordes au lieu de neuf pieds de tensions relevant du tonnerre des graves et des aigus cristallins de l’ivoire et de l’ébène, cette Alborada fut cette fois-là animée d’une fougue venue de l’étude La Campanella de Franz Liszt qu’il venait tout juste de jouer avec un brio de concurrent des concours internationaux (tel celui du Concours musical international de Montréal 2024 qui commencera demain dimanche 5 mai).
Il faut ajouter sous la main du jeune Emmanuel deux préludes de Rachmaninoff soit les deux numéros dixièmes tirés des 23 préludes opus 23 et 32. Il les a liés entre eux à la façon, m’avoua t-il en entretien, du grand Wilhem Backhaus, comme cela se faisait dans les annés 1920 et 1930 lors de l’âge d’or des grands pianistes du vingtième siècle.
Ce jeune homme fait magistralement preuve d’un immense amour de la musique fort manifeste tant dans sa voix, son jeu que son regard de disciple d’Apollon. À suivre.
Photo en accueil : Emmanuel Roberts Dugal