Le Quatuor Borodine au Ladies Morning Musical Club
Quatuor Borodine, trois oeuvres:
Nikolay Myakovsky (1881-1950) Quatuor à cordes en la mineur opus 86 (composé en 1949)
Dimitri Chostakovitch (1906-1975) Quatuor no. 6 en sol majeur opus 101 Composé en 1946)
Piotr Tchaïkovsky (1840-1893) Quatuor no. 1 en ré majeur opus 11 (composé en 1871)
Ruben Agaronyan, 1er violon; Sergey Lomovskiy, second violon, Igor Naidin, altiste, Vladimir Balshin, violoncelliste.
Le quatuor Borodine, à l’équipage sans cesse renouvelé depuis 1945, demeure la nef musicale la plus célèbre au monde du moins dans le domaine de la musique de chambre.
Des trois oeuvres au programme présentées devant une salle presque comble et évidemment conquise d’avance, c’est le quatuor opus 86 de Nikolay Myakovsky qui a suscité le plus d’émoi. Parfaitement inconnu en Occident, même très peu enregistré dans les anciens territoires du Bloc de l’Est, même à l’époque du maintien du mur de Berlin, hormis en ex-Union soviétique, Myakovsky (qui s’écrit aussi Miakovsky) était professeur de composition au Conservatoire de Moscou. Il a d’abord été ingénieur militaire et puis, vers 25 ans, il s’est dirigé vers la musique qui avait toujours été sa véritable passion. Après avoir gradué du Conservatoire de Moscou, il a obtenu un poste, et il a composé, en 30 ans, entre autres, 27 symphonies, 13 quatuors à cordes, de nombreuses sonates pour piano etc. Sergeï Prokofiev fut son ami fidèle jusqu’à sa mort. Myakovsky mena intelligemment une vie discrète, sous Staline, afin d’éviter les anathèmes arbitraires lancés comme des flèches à l’aveuglette contre la musique <<décadente>> et, lors des purges fréquentes, il réussissait vraiment mieux que quiconque à s’en tirer sans trop d’égratignures hormis une fois où il perdit tout à fait son poste de professeur au Conservatoire, un poste qu’il regagnera l’année suivante. On se situe alors vers la fin de sa vie, vers 1948, moment précis où ce quatuor opus 86 apparaît comme une lumière de poésie et d’émouvant lyrisme. L’oeuvre est belle du premier au dernier instant sans faillir. La salle en fut transportée de joie et de ravissement.
Il ne faut pas confondre Myakovsky avec le poète Maïakovsky qui se suicidera comme on le sait et qui fut un ami proche de l’écrivain Boris Pasternak dont l’enfance très musicale avait, pour lui aussi, frôlé le génie d’Alexandre Scriabine, notamment à leur maison de campagne (voyez Un essai d’autobiographie de Pasternak). Scriabine était, au début du siècle dernier, la lumière d’innovation musicale de toute cette époque et Nikolay Myakovsky l’avait eu aussi comme héros de jeunesse. Quelle époque fabuleuse ! C’est ce à quoi je pensais durant l’exécution de l’oeuvre à la Salle Pollack dont l’acoustique est si excellente: quand on ajoute à ces noms de créateurs ceux de Nicolas Medtner, Serge Rachaminoff et bien sûr un peu plus tard Khachaturian, Stravinsky et Chostakovitch, tous et chacun avec leur langage bien à eux, comment ne pas s’interroger sur la signification de cette fin de régime tsariste? La ruine politique avec comme moteur les expérimentations artistiques audacieuses remettant en question l’ordre établi! Que signifiait donc socialement ces nouveaux langages musicaux voulant s’imposer, c’est-à-dire toute ces nouvelles façons de chanter la musique? La mise en garde de Platon dans La République, son traité d’éducation et des lois de l’institution politique, notamment cette citation me revient maintenant clairement en mémoire car je la cherchais pendant l’exécution du Myakovsky:
<<...il faut que ceux qui ont charge de la Cité s’attachent à ce que l’éducation ne s’altère point à leur insu, qu’en toute occasion ils veillent sur elle et (…) prennent garde que rien de nouveau, touchant la gymnastique et la musique ne s’y introduisent contre les règles établies (…) d’une nouvelle manière de chanter et qu’on en fasse l’éloge. Or il ne faut ni louer ni admettre une telle interprétation , car il est à redouter que le passage à un nouveau genre musical ne mette tout en danger. Jamais, en effet, on ne porte atteinte aux formes de la musique sans ébranler les plus grandes lois des cités.>> (Garnier-Flammarion, 1966, p.176-177)
Pourquoi donc cette crainte des désordres sociaux créés par le nouvel agencement des sons? Voici en quoi j’ai toujours cru la musique essentielle à tout curriculum scolaire élémentaire et secondaire: <<Que les enfants jouent honnêtement dès le début, l’ordre, au moyen de la musique pénètre en eux (…) il les accompagne partout, accroît leur force, et redresse dans la Cité ce qui peut s’y trouver en déclin.>>(Ibid.)
Ainsi pour Platon, la gymnastique (et la danse) permet la fermeté et l’ordre du corps, la musique par ses exigences et ses règles d’harmonie, conforte et solidifie l’âme, l’esprit et la volonté. Corrompre la musique c’est amener la ruine de la société aristocratique.
Lorsque un siècle de perturbations politiques et de guerres mondiales criminelles ou
de génocides civils généralisés nous est mis sous les yeux, à nous, prolétaires désunis de tous les pays, on est en droit de se demander si les expérimentations sonores, musicales et esthétiques partout révolutionnaires ou révoltées ne les ont pas amenées ces révolutions sociales ou n’y ont pas fortement contribué jusqu’au désarroi actuel du néant sans vergogne de nos sociétés veules et amorphes avec la musique flasque dite contemporaine sans éclat tant en chanson qu’en instrumentation! Songeons-y!
Il se peut que ces songes d’un dernier après-midi de quasi-été me soient reprochés mais ils me sont bel bien venus durant le Myakovsky mélodieux, chantant, berceur, torturé aussi.Je conseille à tous les mélomanes de se jeter sur You tube pour écouter un maximum d’oeuvres de Nikolay Myakovsky, humble figure cachée, voire même de se rendre aussi sur Presto Classical qui offre une liste complète des enregistrements de ces oeuvres plus que valables dont nous ne savons rien ici, en Amérique civilisée…en trompe-l’oeil. Quatre mille disques de ma collection bien modeste, je le sais, ne contiennent rien de lui…Haro sur moi! le baudet! Mais ma collection est toute de lumière pour le coeur et un guide sûr pour l’esprit de ma personne très sentimentale qui se ruera dès maintenant vers ce compositeur comme je me suis jadis porté vers Korngold ou Martinu ou, durant mon adolescence qui fut mon monde d’hier à moi (Zweig) vers Poulenc et Fauré. Le récital s’est achevé sur le Chostakovitch et le Tchaïkovsky bien connus, puis on s’est vu offrir une menue phrase de soixante secondes en rappel, une évocation d’une vieille chanson française rafistolée par Tchaïkovsky.
Le quatuor Borodine a tout exécuté de mains de maîtres, quoique le récital m’ait semblé bien bref et une oeuvre substantielle supplémentaire eût été bienvenue, surtout d’un corpus autre que la sublime musique russe dont ils ont bien entendu fait leur spécialité au fil de sept riches décennies de triomphes incontestables. Quelle sonorité richissime!