C’est avant tout un drame humain que Benoît McGinnis incarne avec nuances, dans son interprétation d’Alan Turing, ce mathématicien qui a réussi à décoder la machine allemande Enigma, durant la Seconde Guerre mondiale. Alors que le film Imitation Game (Le jeu de l’imitation) mettait l’accent sur les exploits scientifiques de ce savant britannique, la pièce qui est à l’affiche au Rideau Vert s’attarde au destin d’un génie condamné pour son homosexualité et broyé par les diktats de l’Angleterre des années 1950. Ce texte du Français Benoit Solès qui a remporté quatre prix Molière lors de sa création en 2018, a d’ailleurs été joué, en présence de l’auteur, lors de la première médiatique montréalaise, le 29 janvier.
Descente aux enfers
Manchester, 1952. À la suite du cambriolage de son domicile, le professeur Turing porte plainte. Les explications plus ou mons confuses de ce bègue ne sont toutefois pas prises au sérieux par le rigoureux inspecteur, incarné avec aplomb par Étienne Pilon. Alors que l’interrogatoire se poursuit, les réponses de Turing nous révèlent progressivement comment il a été tenu au silence durant toute sa vie.
Sans tarder, le policier découvre que l’effraction en cause est liée à la relation que Turing entretient avec son jeune amant (Gabriel Cloutier Tremblay). Or, à cette époque, l’homosexualité était encore illégale au Royaume-Uni. Les fautifs étaient emprisonnés ou soumis à la castration chimique.
Plus encore, l’enquêteur veut connaître le but des recherches du mathématicien. Mais, Turing hésite à révéler son rôle durant la guerre, car les autorités exigent son silence, au sujet de la machine qu’il a développé pour déchiffrer l’appareil de communication des Allemands. Sans ami et sans allié, le scientifique doit composer avec, entre autres, un patron envieux (Jean-Moïse Martin).
Bref, même s’il a sauvé des vies en écourtant la guerre, le chercheur ne peut rien dire de son travail. Après avoir contribué à sortir son pays de l’impasse, il se retrouve face à la justice qui le punira pour sa «déviance sexuelle».
Entouré de trois partenaires de scène irréprochables, McGinnis transforme son personnage, à priori cérébral, en homme vulnérable, en pleine descente aux enfers. Parfois drôle, l’acteur souligne aussi la bizarrerie du héros, à travers les maladresses de ce dernier.
Condamné pour son homosexualité, il sera castré avec des injections hormonales, avant de mourir, vraisemblablement en se suicidant, à l’âge de 41 ans, en 1954. Près de trois quart de siècle plus tard, la question universelle de l’acceptation de la différence résonne d’un bout à l’autre de cette pièce.
Les dialogues semblent couler de source dans l’adaptation de Maryse Warda, efficacement mise en scène par Sébastien David. Cette histoire est captivante car elle nous rappelle que, sans le génie de Turing, la guerre aurait pu durer plus longtemps et être encore plus dévastatrice, notamment, pour nos compatriotes québécois et canadiens qui sont allés défendre notre liberté sur les champs de bataille européens. Pour sa valeur historique et la richesse du jeu de McGinnis, La machine de Turing est à voir absolument!
Cela dit, après avoir dressé un portrait instructif de l’un des pères de l’informatique théorique, on termine sur une note troublante. Même si cette tragédie humaine s’est déroulée bien avant l’arrivée des téléphones cellulaires, l’auteur fait dire à Turing qui s’adresse directement au public: «Quand vous voyez un petit curseur qui clignote sur vos écrans, dites-vous que c’est moi qui vous fais un clin d’œil, d’où je me trouve»