Si l’on retient quelque souvenir impérissable de tous ces merveilleux moments fauréens et de ces joyaux de la musique française ranimés dans le cadre de l’invitation et du passage du Quatuor Modigliani à la Salle Bourgie, c’est bien la révélation de la magnitude du cantabile et de l’élocution du violoniste incomparable qu’est Amaury Coeytaux.
L’anniversaire des cent ans du décès de Gabriel Fauré servait de pierre angulaire ou de prétexte à cette programmation: essentiellement, nous l’avions plus ou moins entendue une année ferme avant la fameuse pandémie, en ce même lieu, avec le même pianiste canadien comme accompagnateur, Louis Lortie.
Reynaldo Hahn et Eugène Isaÿe ajoutés
Au premier soir des deux représentations, cette splendeur d’élocution au violon fut audible dès les premières mesures du mouvement pour violon et piano baptisé Nocturne par Reynaldo Hahn (1874-1947) jadis l’amant de Marcel Proust (et plus tard l’ami intime de l’historien Jacques Benoist-Méchin).
Il en fut encore de même, le second soir, avec le Poème élégiaque pour violon et piano opus 12 composé par le grand violoniste au centre des deux siècles passés, Eugène Ysaÿe (1858-1931). Ces deux soirs de grande musique, chaque fois que M. Coeytaux avait la ligne mélodique nous étions emportés vers des sphères idéales de poésie et de précision sonore.
Le violoncelliste François Kieffer jouit, lui aussi, quoique moins distingué par les exigences ou occurrences de la partition fauréenne, de la plénitude d’un très beau son pénétrant et vibrant. Mais c’est cette phénoménale sensibilité qui coule dans les veines de M. Coeytaux qui brillait au-delà de tout ce qu’on pouvait entendre et discerner.
Les quintettes avec piano de Hahn et Fauré (opus 115)
Lorsque la partition lui consacrait la primauté du chant de chaque oeuvre du compositeur Gabriel Fauré, chaque musicien était tenu de faire de son mieux et de répondre en netteté de diction et d’éloquence, au moins rapprochée, à celle du violoniste principal du quatuor.
Le pianiste accompagnateur qui a invité cet excellent quatuor a eu sa part de défis à relever avec les parties costaudes des seconds mouvements des deux quatuors avec piano opus 45 (le premier soir) et opus 15 (la seconde soirée) de Fauré.
À toutes fins pratiques, la lecture de la partition convainc rapidement qu’il s’agit d’une extensive courante étude de virtuosité et d’expressivité pour le piano avec une série de dialogues enjoués avec tous les musiciens de ce brillant ensemble de musique de chambre.
Les exigences des parties solistes
L’exigence primordiale pour le pianiste fauréen est de maintenir une fermeté et une égalité de son entraînantes, pour parler selon les exigences de l’École Cortot, de modérer au maximum l’usage blafard de la pédale, surtout de ne pas faire approximation de simple dorure anodine d’arrière-plan même lorsque c’est indiqué comme souvent « toujours doux ».
Il faut une dextérité vigoureuse mais aussi une netteté de nuances du pianissimo au fortissimo maintenues avec parfaite égalité, comme cette clarté du jour automnal, quelque nuage qui passe sous un Ciel chargé d’incertitudes, une limpidité que nous avions également entendue sous les mains et le savoir-faire hors-pair de Cédric Tiberghien à la Cinquième Salle, il y a peu de temps, dans le légendaire et bouleversant Concert opus 21 de Ernest Amédée Chausson, en compagnie des brillants solistes de l’OSM.
Une oeuvre plus savante
L’ultime oeuvre présentée, le second Quintette pour piano et cordes opus 115 représentait, pour quiconque ne connaissait pas sa sonorité d’avant-garde (1922) et l’esthétique d’une autre œuvre plus tardive encore, soit le Quatuor à cordes opus 121 (le tout dernier monument signé Gabriel Fauré), un dépaysement très certain pour le public.
Il faut remercier chaque fois tous les musiciens qui s’adonnent à remettre en valeur Fauré et sa musique, en fait toute la belle musique française de cette riche époque qui n’avait d’oreilles que pour l’Opéra d’Allemagne et d’Italie ou ses facs-similés.
L’Ombrage fait à Fauré
Durant les années 70 et 80, je m’étais scandalisé, quoique adolescent encore, de ce que les deux séries de promotion de la musique classique, une française intitulée Au coeur du Classique et l’autre américaine via Time Life intitulée Les Grands Maîtres de la musique avaient ignoré complètement la grandeur indiscutable de la musique de Fauré.
Dans le premier cas, aucun album ni revue associée au disque compact mensuel promu : l’Index récapitulatif faisait 45 pages d’œuvres répertoriées par nom de compositeur par ordre alphabétique, en 78 albums et revues fort bien conçues abordant danse, peinture et architecture aussi – mais rien du tout sur Fauré, pas un traître mot! Et les Américains de Time Life avaient choisi 30 compositeurs « Grands Maîtres » incontournables, rien encore sur Fauré (mais pourtant…un album Copland!).
Ce discret compositeur français de musique richissime pour piano (des nocturnes, barcarolles, impromptus, préludes et autres), d’une ample soixantaine de mélodies sur la plus haute poésie française de son époque, et, bien entendu, de musique vocale avec orchestre tels les fort bien connus Requiem, Cantique de Jean Racine et sa Messe basse, puis, par-dessus tout, à mon avis, de ces grands opus élitistes de musique de chambre ici célébrés… méritait mieux que ce silence absolu.
S’initier à la musique de Gabriel Fauré
Je conseille l’intégrale de la musique pour piano offerte par Jean-Philippe Collard (Connaisseur Society), Germaine Thyssens-Valentin (4 albums sur étiquette Testament), plus près de nous l’album insurpassable des Nocturnes réalisé par l’alors très jeune David Jalbert (Endeavour END1014), le double album du pianiste Stéphane Lemelin (ATMA Classique), ensuite sur Hypérion les quatuors et quintettes joués par le Quatuor Domus augmenté pour la cause des quintettes, et, finalement pour la somptuosité du violon comparable à celui de monsieur Amaury Coeytaux, l’album Fauré du violoniste Gil Shaham sur Canary Classics.
Quatuor Modigliani
Amaury Coeytaux, violon
Loïc Rio, violon
Laurent Marfaing, alto
François Kieffer, violoncelle
PROGRAMME 1
HAHN
Nocturne pour violon et piano
FAURÉ Quatuor pour piano et cordes n° 2 en sol mineur, op. 45
HAHN
Quintette pour piano et cordes en fa dièse mineur
PROGRAMME 2
FAURÉ
Quatuor pour piano et cordes n° 1 en do mineur, op. 15
YSAŸE
Poème élégiaque pour violon et piano, op. 12
FAURÉ
Quintette pour piano et cordes n° 2 en do mineur, op. 115
Photo: Jérôme Bonnet