Un ancien élève ayant gradué sous Jean Saulnier, professeur de piano à la Faculté de musique de l’Université de Montréal, soit Antoine Rivard-Landry, présentait un récital tout Chopin dimanche dernier le 11 août 2024, à l’Église Saint-Viateur d’Outremont.
J’ai beaucoup hésité avant de formuler des commentaires utiles puisqu’il y a, d’emblée, un mérite réel d’apprendre, en autodidacte, le corpus des 24 Préludes opus 28 de Frédéric Chopin et de tenter de faire de même avec la troisième des quatre ballades de Chopin (en plus de quatre mazurkas déjà « travaillées » avec son professeur selon les dires du soliste).
Première étape franchie
Si l’objectif était tout d’abord de mémoriser le parcours digital de ces chefs-d’œuvre à tempérament varié, remplis d’atmosphères et de mélodies aux accents sublimes, si c’était de tenter d’en rendre le parcours d’assez juste mémoire, déjà, c’est à souligner qu’un premier pas ait été franchi.
Mais si l’objectif devait finalement devenir (et ça me semble infaillible lorsqu’on choisit de vouloir se produire en public) de ressusciter au toucher, fidèlement, les dynamiques textuelles, rythmiques, les délicates indications précises de l’usage souvent parcimonieux, parfois complexe, de la pédale profonde, c’est là où le bats blesse et où il reste énormément de travail à accomplir.
L’édition Cortot
L’édition de travail de chacune de ces œuvres réalisée par l’immense pianiste et pédagogue célébrissime Alfred Cortot, publiée chez Salabert et toujours en vogue ou sûrement disponible dans nos grandes bibliothèques ou librairies permettra, à l’autodidacte résolu qu’est manifestement ce jeune homme, de travailler encore seul, en continuant de ne pas vouloir recourir aux grands pédagogues connaisseurs de la finesse de ces œuvres. Cette édition narrée poétiquement, férue de suggestions de travail est chaque fois la première source d’approfondissement. Les grands pédagogues de l’œuvre de Chopin présents encore à Montréal, resteraient, à mon avis, par après, de fréquentation incontournable.
Un généreux récital de belles œuvres
Aucune des oeuvres jouées en aucun moment ne fut laidement rendue, ni défigurée ou insupportable. Le mélomane moyen ou le néophyte pouvait être ravi d’entendre ces interprétations considérant la gratuité du récital.
Au final, il ne s’est cependant guère trouvé que 7 ou 8 parmi les 24 préludes du corpus qui aient été vraiment rendus à potentiel expressif soit avec un minimum de panache ou une acceptable originalité. En tout cas, c’est tout de même un bon départ. Au sens de celui qui connaît les cinquante meilleures versions de ce volet (inégalé au répertoire pianistique mondial) de l’œuvre de Chopin, ce fut un plaisir de ne rester qu’un auditeur discret, soucieux de mieux tenter de comprendre la jeune personnalité qui nous offrait ce généreux récital sans aucun doute ab imo pectore (venue du fond de son coeur).
L’aveu du bouleversement émotionnel
Ce qui émeut, tout de même, chez un jeune homme comme Antoine Rivard-Landry, c’est l’aveu formulé, au tout début du récital, que son cœur palpita et vibra depuis toujours aux sources du plus grand compositeur de mélodies bouleversantes pour le piano que fut Frédéric Chopin.
Les humiliantes et souvent incommodantes masterclass
Ayant parcouru et rêvé voire fait danser avec passion, fort jeune moi aussi, mes doigts sur ces miniatures rêveries magistralement ouvragées depuis plus de 40 ans, je comprends donc, aussi, que dans sa vingtaine bohème et farouche, Antoine Rivard-Landry n’a que faire, pour le moment, des objections, conseils, réprimandes, en somme des exigences d’un milieu artistique de professeurs très savants, souvent outrageusement érudits, voire même difficiles à fréquenter quand on a des idées bien à soi et qu’en recevoir de tout autres puisse être énervant au caractère fier de ses propres caprices ou choix d’approximations.
Patience et longueur de temps valent mieux que force ou rage
Mais beaucoup est à retravailler ici, sans méchanceté ni cruauté…et les applaudissements d’une foule de proches rassérène certes sur l’amour ou l’amitié qu’on porte à l’artiste, mais les exigences de l’art de l’interprétation requièrent une approche désormais plus approfondie.
Toute nonchalance est rédhibitoire avec Chopin
Un autre pianiste d’à peine 17 ou 18 ans, donna un récital remarquable dans la même église ce printemps, s’étant présenté en tenue formelle, il disposait peut-être chez lui d’un instrument de concert essentiel pour travailler son répertoire. On ne peut travailler ces œuvres difficiles au programme sur un piano droit. À dextérités égales, auprès de l’instrument lui-même semblable en ses possibilités techniques, le résultat contraste en faveur de celui qui jouit d’un instrument adéquat de travail. Aussi, on ne peut ni ne doit travailler seul si longtemps de si exigeantes pièces.
La musique rapporte pour le cœur seulement
J’espère que ce ne sont pas des raisons pécuniaires qui soient en cause pour les disparités, j’en serais immensément désolé. Cependant si des pédagogues et experts se font payer cher, certains, je l’ai entendu à quelques reprises, parmi même les plus grands, n’ont jamais fait payer leurs élèves doués, respectueux et motivés.
Quelques instabilités rythmiques, mais de belles audaces aussi
Le cinquième prélude en ré majeur et l’ardu huitième en fa dièse mineur ont vraiment passé la rampe, mais les douzième (sol dièse mineur) , quatorzième (mi bémol mineur), seizième (si bémol mineur) puis les 22ième (sol mineur) et 23 ième (fa majeur) ont souffert d’instabilités rythmiques séreuses de la main gauche.
Résumons l’objectif d’atteindre au tragique ou l’extase chez Chopin
Un retour au texte tel que les partitions de Chopin les indiquent clairement (et je les avais sous les yeux à feuilleter, prélude par prélude, page par page, quand bien même j’en ai mémorisé la totalité des indications depuis fort longtemps). Un usage de la pédale qui soit parcimonieux et usité, car les harmonies se mêlaient de façon peu limpide, peu libérées pour leur envol dans l’enceinte de l’église et embrouillées au cœur d’une acoustique déjà, par définition, à forte réverbération.
Surtout: le rubato presque endémique et de juvéniles affectations ou accents presque superfétatoires pour du Chopin, éclats jamais jurant ou déplacés chez Liszt certes! Parfois, ils ont eu des effets de déplaisante frivolité. Beaucoup de ces préludes sont graves et vont du tragique au désespoir le plus absolu, de l’interrogation existentielle à l’euphorie d’une expérience du chant joyeux exaltant la plénitude la plus idéale. Por favor, toma tu tiempo entre cada uno de ellos, aurait peut-être dit Claudio Arrau à ce garçon. En somme recueille-toi avant de t’élancer.
Précipitation regrettable
La pire des erreurs de jeunesse, il me semble ici, était de les enchaîner presque tous de la sorte en locomotive, sans attente, sans ressourcement possible, sans aucun recueillement. Enfin, les figures de silence, les pauses, extrêmement importantes pour l’énonciation de la juste idée musicale, du juste sentiment exprimé ont fait défaut par précipitation. Imputable à la nervosité? Peut-être, car jouer de telles œuvres, même aimées éperdument, est tout un défi. Néanmoins toutes mes réserves ici sont excusables, corrigibles, et l’artiste, courageux ici, dispose digitalement de ce qu’il faut pour y remédier.
Beaucoup de mérite quand même
Cette sévérité de jugement, oui, c’est clair que je vais ici droit au but, me fait cependant réfléchir sur l’immense solitude que doit ressentir cet artiste jeune, sensible, avec du talent. Car il faut du caractère, de la volonté, du goût et de la sincérité à notre si étrange époque pour sensiblement mémoriser de telles œuvres et les offrir gracieusement au public de passage dans le si beau quartier cossu d’Outremont où naguère enseigna l’irremplaçable Yvonne Hubert, élève elle même d’Alfred Cortot et de Gabriel Fauré. Cette dame, pierre angulaire de l’interprétation pianistique au Canada français avait des exigences poétiques suprêmes et elle essaimé cela dans cent élèves obéissants à se laisser imposer le fardeau du travail acharné.
Le contraste d’une âme enthousiaste avec bien d’autres
Dans le Québec d’aujourd’hui, j’ai vu ses congénères, âgé(e)s de 25 ans, eux et elles (j’ignore tous les pronoms dont je ne saurais réussir ici l’usage à la mode désormais) toute cette journée en marche de ladite Fierté. Un défilé d’une cause humanitaire plus urgente (le Sauvetage de la Palestine) avait plutôt vite interrompu et perturbé la marche générale en ce dimanche estival bien vaniteux: je les ai aperçus ses congénères bariolés ou transpercés, je les ai étudiés dans des tenues publiques farfelues, drôlatiques, amusantes, au défilé, avec aucune préoccupation manifeste pour la beauté sublime du grand art musical auquel se voue Rivard-Landry.
Un artiste sensible à la beauté majestueuse de la grande musique (comme ce garçon nous l’indique) à vouloir se représenter publiquement, s’il eût vécu, il y a 40 ans, dans notre Québec jadis rempli de jeunes passionnés pour Chopin et nos plus grands compositeurs, à cette époque de la vraie grandeur de l’OSM avec Dutoit, cette époque de la Révolution Tranquille comportant des idées d’envergure, cet artiste sensible aurait certes mieux englobé cette ascèse si rigoureuse jusqu’à l’étouffement des vagabondages ordinaires. Il faut une discipline quotidienne obligée de six à huit heures de pratique quotidienne, une vie durant! À cela seulement, chapeau bas à tous les pianistes ambitieux.
Un récital en cours de maturation
L’art de l’interprétation pianistique est absolument une ascèse. Ainsi, il faut souligner l’immense travail artistique qu’a voulu et commencé d’entreprendre Antoine Rivard-Landry. Mais il faut avoir la responsable discipline ou rigueur ou l’amitié à lui faire en indiquant le travail digital, intellectuel, poétique et respectueux qu’il lui faudra encore accomplir au fil des multiples années devant lui, s’il faille vouloir se rendre à nouveau le réécouter. Il a le temps; qu’il ait, dès aujourd’hui, la persévérante détermination d’achever ce projet de la durée d’une vie entière. Une fois épousé, Chopin ne se répudie jamais ni du cœur ni de la raison.