Pour ceux s’étant déplacés dans la belle région de Lanaudière ayant en tête le magnifique enregistrement de La Belle Meunière de Schubert datant de 2001 (Étiquette Decca, au cours duquel l’irremplaçable pianiste Eric Schneider l’accompagnait sur grand piano Steinway), le récital de Matthias Goerne du 16 juillet dernier à l’Église de Saint-Sulpice en fut un autre, de stature bien moindre.
Conditions climatiques et acoustiques difficiles
Vingt-trois ans plus tard, dans des conditions atmosphériques, et acoustiques loin d’être idéales, en plus d’un accompagnement très discutable sur piano Yamaha, la riche voix de Goerne qui a tant bénéficié de l’enseignement de son professeur Dietrich Fischer-Dieskau nous permettait tout de même d’y reconnaître le souffle, les respirations et l’art de la scansion en des pauses et accentuations similaires à celles du grand maître l’ayant guidé et qui aurait eu 100 ans l’an prochain.
Le couple pianiste-chanteur exige égale présence et connivence
Un pianiste pas même encore bachelier universitaire en interprétation au Curtis Institute, mais représenté par l’Agence Dorn Music de Philadelphie du nom d’Anton Mejias, 23 ans, fut choisi pour l’accompagner pendant ce récital, ajouté début juillet, au programme du Festival de Lanaudière. Le célèbre et réputé Curtis Institute fait figurer Yannick Nézet-Seguin en direction d’orchestre et le professeur de piano d’Anton Mejias est Ignat Solzhenitzyn, le fils du célèbre écrivain russe.
Anton Mejias recevrait aussi, selon sa biographie d’agence, des conseils de Gary Graffman, âgé de 95 ans et qui gagna le concours Leventritt de New York (1949) avant l’année 1954 où Van Cliburn en remporta la distinction ce qui n’assura pas à Van Cliburn la célébrité mais bien plutôt sa victoire ultérieure au Concours Tchaïkovsky en 1958.
Ce concours Leventritt aujourd’hui disparu fut dans ses prémices un haut lieu révélateur. Depuis sa discutable non remise des prix en 1976, alors qu’y était finaliste la grande Japonaise Mitsuko Uchida, méritoire pianiste asiatique somptueuse de la Collection Phillips des Grands pianistes du XXième siècle, une foule de pianistes merveilleux venus d’Asie remportent tous les prix et déclassent tous les autres prétendants quand bien même on les élimine par dizaines à chaque soi-disant grand concours de piano. En 1976, Mitsuko Uchida était l’élève des plus grands pédagogues parmi tous ceux encore vivants soit Stefan Askenase, professeur de Martha Argerich et Wilhelm Kempff.
Un pianiste soliste et non un pianiste-accompagnateur
Matthias Goerne explique qu’il «préfère collaborer avec des pianistes solistes plutôt que des pianistes accompagnateurs expliquant que l’absence de texte les force à créer un sens dramatique à partir de la musique elle-même.» Ceci met le doigt sur le problème flagrant ou majeur de son récital subit, ajouté au Festival. C’est un bien beau leurre pour lui que de justifier cette énormité.
Ce qu’en écrivait Dietrich Fischer-Dieskau
Pour bien me faire entendre en mes idéaux d’interprétation, je citerai ceci du chanteur Dietrich Fischer-Dieskau (La légende du chant et Les sons parlent et les mots chantent): «On a eu parfois tendance à tenir le pianiste accompagnant les chanteurs pour un soliste raté, affligé de problèmes techniques (…) Au premier rang de ceux qui ont rendu à l’accompagnement ses lettres de noblesse, je citerai Gerald Moore (1899-1987). Avec tout l’humour qui le caractérisait, il intitula ses mémoires Am I too loud? (loc.cit. p.193)».
L’accompagnement était souvent mécanique et lourd
Anton Mejias, même si jeune, n’a pas le niveau esthétique de Leif Ove Andsnes, ni de Yevgenyi Kissin lorsque jeune – ce qu’il n’est plus lui -, ni de Alexandre Kantorow, jeune récent gagnant du dernier concours Tchaïkovsky. Ils accompagnent sûrement fort mieux M. Goerne dont la cédule hallucinante de récitals et concerts (presque chaque trois jours) peut expliquer une certaine fatigue vocale ou une lassitude à de pérennes considérations musicales optimales.
Au bénéfice des persévérants à vouloir accompagner au piano, voici encore quelques mots judicieux venus d’une Allemagne éternelle on ne peut plus musicale: « C’est seulement quand le pianiste parvient à trouver son propre équilibre, libérant ainsi l’expressivité et ressentant l’atmosphère de l’oeuvre, qu’il est prêt à dialoguer avec le chanteur sans se contredire. C’est la situation évoquée par le lied qui doit faire correspondre sa tension corporelle avec son jeu, car c’est elle qui dicte les valeurs de l’interprétation. » (loc.cit.p.266-267).
Ainsi, outre que la voix parfois essoufflée de Goerne désormais âgé de 57 ans, a un inévitable quart de siècle de plus que lors de son fabuleux enregistrement auprès d’Éric Schneider, outre que tout piano Grand Steinway de concert en studio d’enregistrement est incomparable face au Yamaha modèle réduit d’une église lourde d’humidité, situation qu’on avait sur scène, sans omettre que l’acoustique de l’église Saint Sulpice ne permet pas de manière optimale de tirer le meilleur parti de ce grand moment d’invitation artistique, je me dois de souligner que l’accompagnement montrait, en contexte, un jeune pianiste encore bien tendu autour de la seule musique à suivre: oublions même la connaissance souhaitable de la poésie allemande que Goerne offrait en partage pour un viril assemblage.
Une acoustique détestable
Toutes les réverbérations de l’acoustique détestable du lieu si joliment riverain, encombraient par surcharge la partition à suivre et à décoder familièrement. Bien entendu, la dextérité de Mejias ne sera jamais à la hauteur ni de celles de Seong Jin-Cho, Christoph Eschenbach et encore moins, bien entendu, de celle d’Éric Schneider, toutes si exceptionnelles de phrasé, de nuances, de legato parfait et de netteté. Mais qu’on lui permette, à M. Mejias, au moins, de finir des études pianistiques de premier cycle puis en accompagnement.
Quelques belles réussites tout de même
Néanmoins, le seizième lied parmi les vingt soit Die liebe Farbe (marqué Poco lento) fut incontestablement le plus réussi de même que les trois splendides derniers Trockne Blumen (marqué Poco lento), Der Müller und der Bach , Des Baches Wiegenlied (ces deux-là marqués Moderato). Ceux-là furent magistraux vu l’effacement relatif et obligé du pianiste.
Les grands morceaux de virtuosité complexe, tant vocale que pianistique, des quatorzième et quinzième lieder Der Jäger (Allegro molto) et Eifersucht und Stolz (Vivace) furent les plus faibles pour les mêmes raisons évoquées que le onzième intitulé Mein!
Diction, legato, expression poétique
Les exigences de netteté de la diction, du legato et de l’expression poétique sont à nouveau ici élucidées par cet hommage de Fischer-Dieskau à son accompagnateur Gerald Moore (Résonances, p.264): «Ce rythme même qu’il vantait tant chez moi était une de ses principales qualités: cette façon de rester avec son partenaire en conservant le squelette du mètre et du souffle, sans se perdre dans les détails, mais en poursuivant jusqu’à la fin la large voie tracée par le compositeur. Il y était aidé par son legato parfait, de même que par un toucher infiniment nuancé, mais qui ne s’imposait jamais aux dépens de l’unité du morceau.»
Ces essentielles qualités d’accompagnement ici soulignées, permettez-moi d’écrire ceci avec forte conviction: il se trouve tout près de nous, des pianistes-accompagnateurs surdoués, tel Michel-Alexandre Broekaert, aussi et surtout le premier prix phénoménal de piano du Concours musical international de Montréal 2021, l’extraordinaire et envoûtante Sue Yeon Kim qui accompagna diligemment jusqu’à leur accession à la finale de très chanceux violonistes fabuleux au CMIM, l’an dernier, au summum de la perfection .
Une voix éprouvée par les années
Le temps est cruel et il altère inexorablement les qualités de la voix humaine si riche de toutes les émotions ressenties à chaque seconde par un artiste talentueux. Le récital ne se ressentait cependant, à mon avis, que de la fatigue évidente d’un tel horaire et une telle cédule de concerts ou récitals maintenus par Matthias Goerne depuis février dernier, ce qui ajouta aux circonstances.
Visages fermés frisant le dédain
À l’explosion des applaudissements nourris (sans doute à l’échelle du rabaissement des prix des billets du récital de 42 dollars à 10 dollars chacun, pour judicieusement mieux remplir la nef de la petite église) l’accord entre le pianiste et le chanteur est normalement toujours perçu ou ressenti par le public. Il me fut sidérant de noter les expressions de scepticisme ou de dédain, voire au mieux la teneur des regards équivoques échangés en biais et visibles entre les deux artistes saluant le public sur scène en fin de récital. Oui, un côté villageois règne à Saint Sulpice, mais la modestie est une grande qualité à honorer quand on dépend d’un public mélomane qui rétrécit comme peau de chagrin vu l’absence d’éducation musicale classique ou romantique à l’échelle d’un Occident de plus en plus dépourvu de vie poétique.
Pas de rappel et qu’est-ce que le coeur?
Matthias Goerne n’accorde que très rarement un rappel et il n’est pas dit qu’on eût voulu en obtenir un. Mais que penser de cette hauteur de regards équivoques, bien au-dessus du pays d’ici. Cette froideur m’a laissé songeur sur ce que la musique de Schubert pouvait savoir véritablement faire naître dans tout coeur humain d’interprète qui la livre face à l’enthousiasme de ceux, mêmes humbles ou modestes hurlant maladroitement leur joie sans doute, et qui la reçoivent en délire d’applaudissements.
Une salle de récitals à l’égal de la Maison symphonique?
Au su d’une acoustique si caverneuse de l’enceinte, on se demande si le Festival, après tant d’années de rondes musicales, nous confirme, là, que c’est ce qu’on aura définitivement de mieux à offrir, au Québec de Lanaudière, à tout grand artiste en récital?
Heureusement, la poésie de l’errance au coeur d’un amour réticent, fuyant, rejeté, modulé par le poète Wilhelm Müller (1794-1827) en strophes poignantes de désespoir face à une froide et jeune meunière idéalisée, presque totalement indifférente, cette errance rappelée en langue allemande, seule nous rassérénait de l’authenticité de l’interprétation textuelle.
Informations:
Site web : Festival de Lanaudière – jusqu’au 4 août
Site web de Matthias Goerne : https://matthiasgoerne.org/bio/