À l’époque de Johannes Brahms et de Gabriel Fauré, seules les élites éduquées ou instruites de la grande musique – créée alors à profusion en Allemagne et en France – pouvaient jouir de jours idylliques tel celui que nous avons connu le 24 juin dernier, au Domaine Forget, ce havre de sérénité sis au bord du Saint-Laurent, ceint par les bocages charlevoisiens dévalant en pente douce au coeur de la plus belle des régions du Québec!
Nous avons eu droit, dès 10 heures jusqu’à 18 heures, à des oeuvres de Mozart, Schubert, Debussy jouées par de courageux jeunes pianistes parfois étudiants prometteurs, ayant passé la semaine entière à recevoir les conseils mille fois répétés de Louis Lortie et aussi ceux d’une équipe d’enseignants en musique des départements collégiaux ou universitaires québécois. En matinée, sur la scène de la salle Françoys-Bernier qui fête ses 20 ans d’acoustique excellente, on a perçu ce que signifie cette patience des professeurs qui conseillent de faire chanter la mélodie, de comprendre les voix aiguës, intermédiaires et basses sinon les instruments de l’orchestre présents sur les touches du clavier, enfin de jouer toujours les oeuvres qu’on déchiffre et mémorise les mains séparées, surtout de ne pas utiliser la pédale, en tout cas le moins possible… En somme, on a pu voir et constater la patience angélique qu’il faut aux pédagogues du piano de n’être que rarement obéis en tout cela, même sur scène devant un public nombreux, venu entendre l’humour grinçant et le franc-parler de maestro Lortie.
Toujours monsieur Lortie a fait preuve de grand tact et de patience, car c’est le propre des professeurs de devoir inlassablement répéter et de n’être rarement entendu que de quelques-uns ayant un peu ce talent nécessaire qu’est l’écoute obéissante du son qu’on produit avec des doigts trop tendus par des poignets et des avant-bras figés de raideurs étouffant le son. La voix du maître excédé auprès duquel on vient quémander une sagesse qui ne peut venir que si on a du talent…se faisait rarissimement entendre d’un soupir trop lourd ou d’une expression d’exaspération des deux mains saisissant son front ou une tête jusqu’à l’écheveler à jamais, émotions bien compréhensibles mais on n’a qu’à lire Chopin lui-même et encore plus Brahms pour voir que les grands maîtres n’ont aucune patience avec les sourds et les insensibles qui se mêlent de musique !
Après un intermède musical au déjeuner durant lequel Nareh Arghamanyan (lauréate du concours musical international de Montréal) a joué magistralement l’intermezzo opus 117. no 3 de Brahms, nous avons eu droit à deux récitals superbes dont un entièrement de musique de chambre. Le troisième quatuor avec piano opus 60 avec Nareh Arghamanyan au piano et surtout le glorieux quatuor opus 45 de Gabriel Fauré avec Lortie au clavier. Le récital ultime de 16h mit tout d’abord en lumière le talent du violoniste Kersong Leong dont j’aime moi aussi la sensibilité remarquable d’un violon hélas parfois de son trop ténu. Puis vint le recueil des neuf Préludes de Gabriel Fauré rendu avec authenticité et un souffle méditatif souvent douloureux (car le compositeur devint sourd à l’époque de composition de ces miniatures de forme libre appelés préludes). Pour achever ce récital avec le scherzo du triptyque Libre mais solitaire de Brahms frei aber einsam, ma joie de vivre fut à son comble avec les 5 mouvements de la sonate no.3 opus 5 concluant le programme.
Lortie est un interprète remarquable de Brahms. Ce fut là un régal musical le plus complet pour moi qui ai vénéré Brahms pour le dieu qu’il est. En somme une Saint-Jean de rêve, la plus belle qui se puisse imaginer quand on a lu et parcouru la biographie (Claude Rostand Brahms, Fauré par les lettres publiées son fils Freymiet) et les oeuvres sublimes du compositeur né à Hambourg et décédé à Vienne puis aussi toutes celles de Fauré dont je me parfume l’existence depuis 1982.
Mille hommages au Domaine Forget où je voudrais vivre caché à jamais dans les parois secrètes de la salle Bernier ou celles des autres lieux de méditation et de répétition musicales.
Ainsi, ce 24 juin par ces pentes et sentiers recouverts de lilas, de muguet, de champs de camomille et de marguerites clairsemées encore de quelques boutons d’or et des premières pivoines en fleurs, partout en couleurs, en sonorités, on célébrait élégamment notre nation joyeuse d’innocence dépourvue de prétention et surtout triomphait la grande musique tout autant qu’une reverdie printanière fort attendue! Un grand vent souffla toute la journée sur notre pays si bien cerné par Vigneault.
Inoubliables, au rendez-vous de ce samedi azuréen de grande clarté ensoleillée, de grands artistes sont donc généreusement venus au rendez-vous de notre fête nationale des Québécois, jour de fierté de nos origines jadis célébrées par tous les Canadiens-français mélomanes ou non. Moi qui ai tant aimé et vénéré Louis Lortie depuis que je l’ai découvert au collège Mont Saint-Louis que nous fréquentions en des années dissemblables cependant, et depuis le temps qu’il se trouve par mille hasards sur mon parcours de jeune homme rêveur ou de monsieur vieillissant, nomade ivre de musique comme les papillons le sont des fleurs de nos paysages, combien de fois dois-je répéter à quel point ses interprétations élégantes de tous les compositeurs ne cessent de m’émouvoir? Qu’il ait réussi à me faire aimer Liszt par un enregistrement de fureur cosmique paru chez Chandos soit celui des années de pèlerinage inégalé (et inégalable, à jamais, à mon avis, sur piano Fazioli) c’est quelque chose en soi, un prodige miraculeux car je suis de l’avis de Chopin sur Liszt *[1]!
En somme, je me jette à genoux et en redemande pour l’an prochain, que ce soit avec la Chapelle musicale Reine Elisabeth de Belgique ou non, l’an prochain, je me déclare prêt au jihad musical classique s’il le faut pour en ravoir du semblable. Aux armes citoyens! Rétablissons l’aristocratie musicale de la grande musique avec tous ceux qui ne pourraient guère demander mieux que le programme de cette récente journée rassérénante et inspirante.
Points de suspensions…
N.B. Lorsqu’on saisit l’immensité du chemin qu’a parcouru Louis Lortie, cet artiste colossal à la mémoire titanesque, on ne peut qu’applaudir à ses retrouvailles récentes auprès de Gabriel Fauré dont Yvonne Hubert l’avait instruit un tant soit peu au tout début de son enfance. Qui est cette Yvonne Hubert? C’est une élève d’Alfred Cortot et sa méthode de travail technique intrinsèquement aux oeuvres. Mais surtout, elle est le professeur de tous les grands noms de la musique classique au Canada français (Laplante, Fialkowska, Tritt, Turini, MAH à ses tout débuts, Garant même qu’elle n’affectionnait pas, etc.) Elle avait elle aussi tout un caractère, elle fut une digne élève de Fauré qui la débusqua lui-même aux confins de la France et de la Belgique: Fauré lui donna une bourse, car il était directeur, au début du 19ème siècle, du conservatoire de musique de Paris. Madame Hubert, premier prix de piano au conservatoire de Paris, fut ainsi le second professeur de piano de Lortie (après Simone Martin je crois, si j’ai encore bonne mémoire).
Mal compris, par la surdité commune face aux géants…
À noter encore, que ce 24 juin, on jouait surtout deux compositeurs mal compris par leur voisin national respectif à l’époque de Bismarck et de la troisième république française: Fauré était détesté en Allemagne et Liszt se découragea lui-même (devant Fauré assis à ses côtés au piano) à la lecture d’une oeuvre de Fauré trop exigeante disait-il. Brahms quant à lui, eh bien il était violemment détesté en France et ce n’est que très tardivement qu’on a demandé par écrit, aux Français ceci: Aimez-vous Brahms? (Françoise Sagan). Ce sont ces merveilleux compositeurs dont on se gave désormais de nos jours de 10h à 18h.
Au domaine Forget, Louis Lortie, entouré d’amis et disciples, a ainsi transporté nos coeurs mélomanes! Il nous a fait une grande joie tenace que mes mots malhabiles ne peuvent absolument pas circonscrire. C’est avec mon coeur que je voudrais réchauffer le sien de remerciements virils comme si nous étions encore de jeunes hommes dans la force de la jeunesse ce qui n’est plus le cas. Il urge que l’OSM enregistre des concertos avec Louis Lortie, c’est une responsabilité hélas que seul un chef d’envergure comme Nézet-Séguin pourrait ressentir un tant soit peu, car aurait-on laissé Claudio Arrau sans jamais enregistrer les 2 de Brahms, les concertos de Chopin, Schumann, Grieg, Ravel etc? Je me tais et me calme, enfin. À ce rythme, Lortie passera seulement pour un grand interprète de Liszt. Il est bien plus que cela. Attendrons-nous en vain le Gewandhaus de Leipzig sous Nézet-Séguin? Ici encore, à ce projet je m’offre au jihad.
[1] Voici ce que dit justement Frédéric Chopin de son «ami» Franz Liszt: «Liszt fait beaucoup de besogne, mais il n’a que peu d’inspiration. Lorsque je pense à Franz Liszt comme compositeur, je le vois sous mes yeux tout poudré, monté sur des échasses et soufflant à s’époumoner dans le cor de Jéricho tout fortissimo et prestissimo. Liszt m’a proposé qu’il voulait faire des variations sur quelques-unes de mes études pour piano. Je lui ai poliment dit de s’occuper à autre chose. Maintenant il se plaint partout que j’ai laissé Kalkbrenner faire des variations sur une de mes mazurkas, alors que je ne lui permet rien à lui. Liszt parle et parle à tout le monde mais il est le plus poli du monde avec moi et moi avec lui. Quel drôle d’homme: il ne peut pas extirper de son propre cerveau la moindre musique valable aux oreilles divines, mais il s’empiffre des oeuvres des autres comme un chat raffole de la crème. Vous savez, Liszt se munit de plus d’un télescope pour contempler les étoiles des autres gens autour de lui. Ensuite, il ose prendre et choisir une de ces étoiles du paradis musical, il l’attife d’une robe de mauvais goût, il y ajoute des rubans, des guirlandes clinquantes et une énorme perruque…pour tout lancer ça dans le monde, un tel épouvantail. Il y a des gens qui l’admirent, mais je répète toujours qu’il y a de l’ouvrage habile en lui, mais pas l’ombre d’un talent. Maintenant, quand il joue de mes oeuvres, il n’ajoute plus la moindre note depuis que je lui ai donné (avec humeur) quelques compliments bien assaisonnés . Il serait bien difficile de trouver quelqu’un doté de plus de dextérité que Liszt. Il substitue au manque d’inspiration des petits tours fort habiles et il vous abasourdira et surprendra tellement avec ses facéties que vous jurerez qu’il est un créateur authentique alors qu’il n’est que le plus habile des jongleurs.» Extrait tiré du Livre commémoratif du centenaire de la mort de Chopin Frédéric Chopin, par Stephen P. Mizwa, Fondation Kosciuszko, Macmillan company, New York, 1949, pages 51-52-53. Je suis conscient que M.Lortie adore Liszt.