En remplacement de Mikhail Pletnev consacré grand pianiste du XXe siècle par la maison de disques Philips dans le cadre d’une série offrant jadis 200 disques compacts, le public montréalais a eu le plaisir d’entendre son remplaçant: le pianiste en résidence à l’Orchestre symphonique de Montréal cette année, soit Yevgeny Sudbin. Il a interprété avec vigueur le concerto no. 2 en do mineur opus 18 de Serge Rachmaninoff. L’artiste de 37 ans trace son chemin avec une certaine assurance et surtout il semble fort bien entouré sur le plan publicitaire au projet de carrière de grand virtuose du piano puisqu’on lui accole déjà le lourd pronostic de figure de proue des grands pianistes du XXIe siècle ce qu’il faudra encore observer avec soin.
En préliminaire du concert de l’Orchestre symphonique du mardi 9 janvier, il me faut mentionner l’émouvante prestation de musique de chambre réalisée par Philip Chiu au piano entièrement habité de corps et d’esprit par l’oeuvre de Rachmaninoff qu’il a jouée avec un soin professionnel irréprochable en tout quoique surtout en sensibilité à fleur de peau, car M. Chiu accompagnait Andrew Wan au violon et Brian Maner au violoncelle dans la version brève du Trio élégiaque de Rachmaninoff. Il s’agissait du Trio no.1 opus posthume (et non la version no. 2 en trois mouvements cataloguée sous l’opus 9). Je le répète avec insistance (car j’entends l’omniprésent Philip Chiu aux concerts de ses élèves qu’il accompagne à McGill, mais aussi son oeuvre pédagogique au Domaine Forget de Charlevoix, l’été, où je me rends avec fidélité). Mardi soir, Philip Chiu rayonnait d’une élégance et d’un doigté maître de chaque instant où la mélodie chantait l’âme de cette oeuvre rarement entendue. Le dialogue entre les 3 musiciens témoignait d’une parfaite jointure. La beauté du violoncelle de M. Maner fut aussi à tout instant somptueuse d’envoûtement, conforme à l’esprit de ce bref mais apaisant chef d’oeuvre resté longtemps sans publication (1947). Andrew Wan n’a pas besoin de présentation pour la constante beauté de sa sonorité musicale.
L’invention de Rachmaninoff coule de source dans son second concerto préféré des foules: ses idées sont sublimes et elles ont permis à l’OSM dirigé par le Sud-Africain Conrad Van Alphen de nous donner la pleine mesure de la richesse des textures de tous les pupitres de cet ensemble adoré de son public.
Le pianiste Yevgeny Sudbin qui n’a suivi nullement le glorieux parcours des victoires arrachées aux grands concours musicaux (Concours Chopin, Tchaïkovsky, Van Cliburn, Leeds, etc) où il faut se hisser de nerfs d’acier au sommet de la compétition, nous arrive avec une auréole de pronostics et, avec l’OSM comme résidence, il nous aurait donc lu le concerto quoique même la tourneuse de page n’arrivait pas mardi soir à le suivre de sorte qu’il en vint à tourner lui-même ses pages. Il faut dire que sa décision de lire la partition fut largement improvisée, car je lui ai posé la question à l’entracte lors de la séance de signature de son disque qu’il autographiait avec soin comportant d’ailleurs les tumultueux second et troisième concertos de Rachmaninoff:
-I beg your pardon Mr. Sudbin, why is it that you chose to read the score on stage of a work which you obviously know by heart since you recorded it here with the third Rachmaninoff concerto?
-I am afraid I don t know why…It is a decision I made just 30 minutes before going on stage…
-Well was it that it was not as fresh in mind as it ought to have been?
-I don t know why I made this decision.
Le souffle de la fusion du corps de l’interprète Yevgeny Sudbin avec son instrument exige une communion et un envahissement entier non seulement des doigts, de la main, du bras mais bien au-delà, soit jusqu’à la danse qu’exige l’interprétation au piano car, en effet, il y a des éléments kinesthésiques je dirais même de transe. Les doigts ont une chorégraphie apprise, ils s’exécutent d’un souffle… ce que la lecture d’une partition empêche d’être continûment de déroulement spontané.
L’Orchestre symphonique de Montréal a quant à lui profité de ce très beau programme Rachmaninoff pour réjouir le public montréalais de son irradiante musicalité. L’Orchestre symphonique de Montréal, tous le reconnaissent d’emblée, est doté de grands musiciens expérimentés, la plupart professeurs des facultés universitaires et des écoles de musique de Montréal. Une telle richesse de textures et de timbres à tous les pupitres me permettrait de ne jamais tarir d’éloges devant la magistrale exécution qu’ils ont donnée de la seconde symphonie de Rachmaninoff. La salle était comble, le public profondément enchanté. Le concert du mardi 9 janvier restera certainement cristallisé dans la mémoire de tous ceux et celles qui avaient, de bonne fortune, obtenu des places en guise de cadeau du Nouvel an, car il n’y avait pas mardi soir que des abonnés pour remplir la Maison symphonique. À l’entracte, et encore plus après la prestation remarquable de la symphonie au programme, d’ailleurs jouée dans sa version la plus longue (60 minutes), de très nombreux mélomanes exprimaient leur joie d’un programme entièrement consacré à un seul compositeur (un compositeur accessible, ici sous-entendu).