Le Théâtre du Nouveau Monde porte bien la promesse de son nom en accroissant encore sa réputation d’immensément haut lieu du théâtre d’expression française: rarement aura-t-on pu goûter au paroxysme un tel Britannicus de Jean Racine. Le public d’une main énergique, captivé deux heures durant n’a jamais déserté un seul instant une scène ou une répartie et l’ovation debout d’un trait, unanime, était forte, énergique et résolue d’enchantement profond.
Durant la pièce, des rires authentiques fusaient à l’occasion de situations cocasses et un silence de recueillement magique à nouveau ordonnait l’écoute de l’auditoire: c’est un événement magistral dans l’histoire de l’interprétation de ce classique donné en véritable état de grâce, sous nos yeux. Ce régal dramatique est ainsi offert au plus que choyé public montréalais du 26 mars au 20 avril grâce à la plus extraordinaire performance d’acteurs jamais soutenue d’une intelligente et remarquable force de mise en scène signée Florent Siaud.
Dans le rôle anamorphique de Néron apparaissant dès le début de la pièce dans l’irrésistible tenue minimale des statues de Phidias et Praxitèle version réplique romaine, le beau Francis Ducharme, même nu, fait honneur au sens profond de son nom et suscite l’émoi général. Sans oublier la trépidante fascination qu’exerce un texte débité avec tant de clarté grammaticale et d’éloquence accessible et convaincante qu’il renouvelle le rôle entièrement de sorte que Corneille doit s’être retourné trois fois plutôt qu’une dans sa tombe, hier soir!
En cette grande occasion de première, le vieux rival un peu envieux du génie de Racine jeune (un orphelin guidé par Port-Royal en Vallée de Chevreuse) dut grogner un peu que de constater que Le Cid n’était désormais plus seule à monopoliser le glorieux triomphe d’être au zénith absolu de la possible tragi-comédie! Pourtant, Britannicus est sans contredit une pure tragédie… sauf que, de nos jours, notre connaissance du personnage historique de Néron (nous en avons eu de successives copies-couleur en chair et en os depuis les Bush jusqu’aux Trump et leurs congénères Netanyahu de copinage)… je dis ceci puisque notre exaspération des pantins politiques imbus de pouvoir et de culte de soi nous font regarder la loufoque vie de leurres du jeune empereur Néron comme un numéro de cirque!
On oublie alors ses victimes nombreuses destinées à la mort violente ou au suicide. En effet, Britannicus (Éric Robidoux excelle dans son rôle) est le héros éponyme mais notre sinistre expérience d’avoir connu depuis lui tant de doubles risibles parmi les larmoyantes victimes des potentats du monde (même éduqués par des Senèque) que le public jeune et nous tous les exaspérés de la tyrannie pouffions volontiers presque de rire à ses déconvenues.
La scène 2 de l’acte IV avec Néron et sa mère Agrippine (une pétrifiante Sylvie Drapeau!) étale la plus fourbe adresse à la calculatrice séduction pour camper ces rôles d’infinie duplicité: Agrippine nous fait oublier le long historique en cette scène devenue limpide, narratrice marâtre de ses bienfaits pour son fils toujours jouant de fine habileté séductrice. L’agent-double et serviteur Narcisse (une habile incarnation et un tour de force de cas de conscience qui se justifie d’une chose et de son contraire par l’adresse de Marc Béland) dupe tout le monde, même presque la lucide Agrippine.
Elle encore fait oublier l’excellente et fidèle Junie (Evelyne Rompré), car Agrippine passe outre l’enfantin Britannicus, utile à ses seules fins à elle, et elle méprise jusqu’au bout Burrhus (Maxim Gaudette). De cette mère dominatrice aux tentacules asphyxiantes voulant tout contrôler de l’entourage de son manipulable vil fils Néron, tout le pressent empereur assassin et mutant moderne de toutes les impostures. Ainsi, jeudi soir, à la grande première, le public entier était magnétisé par la sobre mise en scène permettant de suivre sans distraction la beauté travaillée de cette superbe langue du dix-septième siècle si percutante et laconique.
Tous les comédiens sans exception ont porté notre sublime langue au pinacle de sa savoureuse clarté. Britannicus (Maxim Gaudette) est joué aussi avec intensité et douce folie dansante d’une âme désespérée d’un demi-frère malade, mais Narcisse est le grand chef-d’oeuvre d’inimaginable duplicité qui se veut l’auteur des manigances et il se trouve entier dans le faciès au rictus contracté de Marc Béland… quel apôtre démoniaque! Burrhus bien campé par Éric Robidoux satisfait à son rôle un peu bonasse et épanché d’impuissante résignation. Seule Marie-France Lambert dans le rôle d’Albine semble spectatrice et en marge de l’intrigue qui n’est pas simple, mais la mise en scène de Siaud élucide les manoeuvres des empoisonneurs et des assassins.
La psychologie racinienne magnifie la beauté des vers et vice-versa et ce ne sont pas encore les hauteurs de Phèdre et Bérénice mais c’est du grand Racine en ses commencements. Comme le dit son curriculum, Florent Siaud «a bénéficié d’une bourse pour mener un travail considérable sur le texte, pour en comprendre chaque mot, chaque intention et le rendre limpide pour le public contemporain.» On peut bien entonner l’Ode à la Joie au sortir de ce drame, mais il n’y a que l’Histoire des Atrides pour surpasser en horreurs ces cyniques personnalités.
Photos © Yves Renaud
Texte RACINE
Mise en scène FLORENT SIAUD
Production Théâtre du Nouveau Monde
En collaboration avec , compagnie de création
Du 26 mars au 20 avril 2019
Distribution MARC BÉLAND, SYLVIE DRAPEAU, FRANCIS DUCHARME, MAXIM GAUDETTE, MARIE-FRANCE LAMBERT, ÉRIC ROBIDOUX, EVELYNE ROMPRÉ
Durée du spectacle
1 h 55, sans entracte