Le quatuor Calidore, entendu pour la première fois en 2016, alors qu’il était bien présent au festival annuel des quatuors à cordes de McGill (appelé le MISQA) de cet été là, nous a rendu visite le 4 février dernier via le Ladies Morning Musical Club. L’ensemble a choisi de nous interpréter cette fois le premier quatuor opus 44 no.1 de Mendelssohn, ensuite le premier des deux quatuors de Janacek et pour terminer le premier quatuor dit Razumovsky de l’opus 59 de Beethoven. Tout l’auditoire s’en est trouvé rajeuni, tous ravivés de les réentendre tous les quatre soit Jeffrey Myers au premier violon, Ryan Meehan au deuxième violon, l’altiste Jeremy Berry soutenu lui aussi par la violoncelliste Estelle Choi.
L’enjouement semble être la spécialité du quatuor Calidore, un ensemble doté de cette énergie revigorante de la jeunesse musicienne. Je me demande, chaque fois que j’entre dans un lieu de concert, quel est l’effet produit, en chacun de nous, lorsqu’on se prépare à l’écoute de cette musique riche en songes. La salle Pollack que j’ai fréquentée pour la première fois lors de l’intégrale d’Anton Kuerti de toutes les sonates de Beethoven au milieu des années 1970 est dotée d’une excellente acoustique. Elle doit être tellement remplie de souvenances pour les membres de l’assistance -qui sont à peu près tous mes aînés- à tel point que je me suis dit que toutes ces rencontres musicales inattendues (je mets le mot au pluriel et appelez-les des découvertes si vous le voulez) constituent le trésor de chacun.
Chaque auditeur doit aussi y rentrer (à la salle Pollack) selon des rites d’ascèse musicale ou de dispositions au recueillement: c’est en vérité un temple où chacun peut écouter avec un calme énigmatique toute cette éloquente musique perçue comme étant de très haute distinction voire presque trop sérieuse. Je ne parlerai pas trop du quatuor de Mendelssohn joué par le Calidore, car le second mouvement marqué Menuetto: un poco allegretto a été alourdi d’un subit manque de justesse très prolongé du premier violon Jeffrey Myers: c’est toujours furtivement qu’on arrive à déceler une rougeur sur scène, aussi de discrets regards interrogatifs entre virtuoses mais c’était trop faux pour passer inaperçu et l’ensemble a pris un long moment de pause, en coulisses, après les quatre mouvements de l’oeuvre achevée afin de revenir pour le Janacek au diapason.
Le plus beau moment du récital fut sans contredit l’interprétation de ce premier quatuor de Léo Janacek. Encore aujourd’hui, sa musique reste assez peu connue: le public pourtant connaisseur du Ladies Morning Musical Club a cessé de respirer un peu longuement et a laissé passer de très lourdes longues secondes avant de concéder et de reconnaître, en applaudissements fort mérités, la réalisation des dernières mesures du quatuor. Qui est ce Léo Janacek (1854-1928)? Qui est celui qu’en son centre même la ville de Brno permet de découvrir de l’intérieur de sa maison et de son jardin? Léo Janacek jouit, tant dans sa musique orchestrale qu’instrumentale (piano, violon, quatuors, poèmes symphoniques, messes, oeuvres vocales) d’une intériorité déchirante. Il a une sonorité qui lui est propre, mais en charnière fort ajustée entre la musique slave et la musique française. Roussel, Martinu (tous deux élèves de Ravel), Hindemith, Janacek et Poulenc voilà le coeur d’une époque appelée l’Entre-deux-guerres ayant succédé à la Belle Époque.
Chacun de ces compositeurs a son originalité émouvante. Mais Janacek est un irréductible bohémien de grande indépendance qui interroge son auditeur. Un lyrisme marginal mais soigné. Plongeons dans mes souvenirs…Un été de chaleur torride où je suis passé à Brno sans intention, comme je vagabondais en Moravie comme toujours léger de coeur et de bagage, une gardienne du musée Janacek, elle aussi mélomane, m’a laissé jouer sur le piano du compositeur, au coeur du salon du musée, en toute quiétude. Au sortir du musée, j’entendais jouer dans ma tête tout l’après-midi les mélodies des deux quatuors à cordes du compositeur, déporté je ne sais où, ne portant plus moi-même sur Terre. L’expérience d’envol hors du moment présent se renouvèle au concert si on laisse son esprit vagabonder. Chaque fois que je réentends toute oeuvre de Janacek découvertes sur étiquette Supraphon au lendemain de la chute du mur de Berlin, je me questionne sur la nature interrogative de cette musique. Je trimballais, en 1990, dans mon balluchon les oeuvres de Milan Kundera . Ce quatuor no.1 surnommé «à Kreutzer» c’est bien plus que de la grande musique: chaque fois que j’en entends les premières mesures, c’est un vagabondage associé à toute la vie que j’ai menée à Prague, Marienbad (Maria Lanské), Karlsbad (Karlovy Vary), à Brno, Bratislava, mes lectures, mes balades à pied et surtout les rencontres de ces illustres Tchèques que j’ai croisés. Tout de suite ce sont eux, ces songes, qui me reviennent en bloc puisque ce quatuor commence par un bel adagio.
C’est tout d’abord une question, une interrogation méditative…une méditation langoureuse en moi -puisque je suis avant tout littéraire de formation: je suis immédiatement transporté dans le pays de Bohème et je retrouve Milan Kundéra, l’auteur tchèque en son âme tant dans son Insoutenable légèreté de l’être que dans son Art du roman où il explique la vie sentimentale ou émotionnelle de ses personnages soit la musique intérieure de chacun: «Qu’est-ce que le vertige? …Un étourdissant, un insurmontable désir de tomber…. L’interrogation méditative (ou la méditation interrogative)…Qu’est-ce que l’attitude lyrique? Qu’est-ce que la jeunesse en tant qu’âge lyrique? Quel est le sens du triple mariage: lyrisme-révolution-jeunesse?» (Art du roman, NRF, Gallimard,Paris, 1986 p.48-49) La musique garde l’intellect jeune et je ne doute pas que mille questions lyriques, révolutionnaires, saugrenues de la sorte se sont élevées dans l’esprit des auditeurs du récital du quatuor Calidore. La musique est toujours révolutionnaire: à toute époque elle renverse le malheur en bonheur ou vice-versa! Le lyrisme musical -recréé dans le style de chaque compositeur- fait chanter ou fredonner à haute voix ou intérieurement.
La musique porte donc l’ouïe, les yeux humains vers l’amour du présent, du passé ou de l’absolu, vers notre amour de tous ces paysages intérieurs réels, imprimés en nous qui nous imprégnons de musique. Voilà comment nous tombons…dans de grandes méditations intérieures revigorant notre coeur de sa propre jeunesse quand on fréquente les salles de concert avec l’intention d’en garder le souvenir précieusement en mémoire. C’est donc ça la musique: un onguent faisant sourdre les forces intérieures et l’éclat lumineux des premières amours durables ressouvenues comme une éternelle jeunesse vivant en permanence dans notre mémoire (et prête à surgir!). Chaque compositeur nous donne un vertige différent. Ainsi, l’auditeur aime tomber pour aimer encore…
Ai-je enfin compris, devant ces jeunes musiciens vigoureux du Calidore, comment la musique classique redonnait à tout auditeur replongé dans le lyrisme de chaque compositeur une jeunesse éternelle? Après les mouvements célèbres du quatuor de Beethoven qui a souffert hélas, encore un tout petit peu du manque de justesse du premier violon dans plusieurs de ses attaques notamment dans le mouvement marqué Allegretto, nous avons été choyés d’un beau rappel enlevant soit un mouvement final d’un quatuor de Haydn joué presto furioso, ce qui a galvanisé la foule et nous aura laissé un souvenir agréable d’un autre beau récital pourtant fort introspectif. P.S. Si vous allez visiter la maison de Scriabine à Moscou ou la maison de Ravel à Montfort l’Amaury (65km de Paris), enfin toute demeure de musicien (on m’a cependant refusé à Bergen, à la maison de Grieg, ce privilège mais pas au musée Prokofiev) demandez et vous obtiendrez…peut-être… le privilège de faire sonner le piano de ces compositeurs pour bien écouter réverbérer l’harmonie des sonorités choisies, propulsées entre ces murs comme des parfums sonores, ce sont tous des lieux de culte et de pèlerinage musical.