Chacun de nos hivers québécois aux froids polaires nous ramène dans la capitale cubaine afin d’assister, entre deux baignades à la plage, aux productions d’une des dix plus prestigieuses compagnies de ballet au monde, c’est-à-dire le Ballet nacional de Cuba sous la direction de la quasi centenaire Alicia Alonso.
Cette année, occasion rarissime puisqu’il y avait cinq ans qu’il n’avait pas été présenté en entier, c’est le fameux Lac des cygnes (El Lago de Los cines) de Tchaïkovsky que nous avons pu admirer en trois soirées présentant les danseuses étoiles et danseurs exquis de cette compagnie y compris les solistes choisis pour l’occasion. Ainsi, vendredi 1er février, le couple Grettel Morejon (Odette et Odile à son répertoire depuis 2013) et Dani Hernandez (Prince Siegfried à son répertoire depuis 2012) ont dansé ensemble avec adresse et superbement. Ils ont été suivis le lendemain, samedi soir 2 février, par l’élégante et gracieuse danseuse étoile Sadaise Arencibia (Odette et Odile à son répertoire depuis 2002) accompagnée alors par le puissant danseur mulâtre et Adonis Raúl Abreu (récent Siegfried quoiqu’il l’ait dansé sous mes yeux l’an dernier en son seul second acte offert en extraits pour l’anniversaire de naissance du ballet avec le ballet Carmen où il fut admirable là aussi). Restait à venir, dimanche après-midi 3 février, avec Dani Hernandez en Siegfried… l’inestimable étoile Viengsay Valdés (Odette et Odile à son répertoire depuis janvier 1997 désormais directrice adjointe à madame Alicia Alonso donc à la tête de la plus que respectable institution).
Nous avons déjà parlé abondamment dans nos pages et en éloges sincères des qualités de ballerine de Viengsay Valdés. Ce troisième assemblage de danseurs émérites réussit apparemment à galvaniser plus que jamais la foule qui offrit d’un bond d’enthousiasme généralisé, à la fin du troisième acte, une extatique ovation debout en cette ultime présentation du ballet. Il est vrai que la technique de pointes de Viengsay Valdés est épatante en plus qu’en capacité de pirouettes et déplacements elle réussit à offrir 35 pirouettes consécutives sur pointe là où les meilleures (même plus jeunes qu’elle…car elle incarne Odile et Odette depuis 22 ans!) fort glorieuses quand même n’en aménagent que de 23 à 26, c’est tout un phénomène. En sa compagnie, Dani Hernandez s’est surpassé, retrouvant la hauteur et la grande majesté du caractère d’un prince authentiquement torturé mais sans nullement faire ombrage à Raúl Abreu qui, la veille, à mon humble avis, l’égala… s’il ne l’éclipsa pas en vols aériens et en assurance de jeune premier.
Je mentionne avec insistance l’inégalable grâce royale…je dirais même impériale…d’adresse hyper ondulante des doigts, des mains et des bras battant plumes de ses ailes de véritable femme-cygne qu’incarna Sadaise Arencibia, cette grande dame capable elle aussi de cette prouesse de ces six sautés sur la pointe en arabesque penchée – élément de prouesse olympique imaginée par Alicia Alonso elle-même…- toujours sans défaillances aucune mais donnant avec justesse l’âme fourbe à cette Odile en cygne noir, maléfique, sous la gouverne du sorcier Von Robarth. Sadaise Arencibia feignait finement d’être cette Odile de duplicité amenant Siegfried à tromper, malgré ses vœux de fidélité, le cygne blanc d’amour captif incarnant la prisonnière femme-oiseau Odette. Il me faut immédiatement surtout souligner la prestation d’autres danseurs et danseuses dans d’autres rôles exigeants et qui annonce leur prochaine ascension maximale au sein de la compagnie. Allons chez les femmes tout d’abord par ses prestations raffinées, toutes d’une grande maîtrise comme il en fut en chacun de ses rôles par l’incomparable soliste Laura Blanco notamment au premier acte dans le pas de trois avec Chavela Riera et Adrian Sanchez.
Au second acte, elle magnifia d’enjouement le numéro des deux cygnes avec Daniela Gomez et au troisième acte celui des six princesses toujours avec Chavela Riera et Daniela Gomez mais encore Mercedes Piedra, Chanell Cabrera et Marité Fuentes. Je la perçois pour une future Odette et Odile de haute grâce. Chez les jeunes danseurs de haut calibre voire de prodigieuse exception, impossible de ne pas sentir notre coeur cesser de battre tout à fait dans le numéro de danse espagnole avec le baryshnikovien Diego Tápanes alors accompagné samedi soir par l’excellente Chanell Cabrera. Tápanes joua aussi deux fois un puissamment solide Bouffon de la Reine, sans aucune vacillation, vendredi soir et dimanche. Le renversant et agile Daniel Rittoles estomaqua, en bouffon lui aussi, samedi soir la foule admirative par ses pirouettes centripètes et centrifuges, du pur prodige là encore. Le corps de ballet incarnant les vingt huit à trente cygnes, si je sais encore compter, s’est surpassé d’exactitude et de coordination surtout samedi soir mais ce qui m’a encore davantage plu a trait à la diversité des costumes changés à chaque représentation du ballet dans des décors soignés.
Ce fut, sans aucun doute, un des plus grands moments de ballet de ma vie de contemplateur avec les interprétations que m’en réservèrent jadis le Bolshoi de Moscou, le Kirov de Saint Petersbourg et l’unique ballet de Perm en Russie sous la gouverne de Natalya Makarova cette partenaire cosmique du regretté Rudolf Noureev. Jamais au Canada n’avons nous jamais pu égaler aucun de ces rendements artistiques même du temps de Karen Kain alors que j’habitais Toronto et y suivait depuis le début des années quatre-vingts, les productions du Ballet national du Canada et cela même lorsque le danseur danois Erik Bruhn (l’amant de Rudolf Noureev) en eût pris avec doigté la direction. C’est un exploit sans pareil sur Terre qu’un si petit pays insulaire, Cuba, victime regrettable de soixante-dix ans de blocus criminel puisse ravir, à la barbe du monde entier, les premières places de la perfection artistique en ballet classique pour qui sait voir et entendre splendeur. Cuba reste encore aussi, au jugement de l’Unesco, la première nation en médecine et en éducation… Je dois cependant mentionner un seul relâchement inacceptable au premier vendredi soir au sein de l’orchestre qui, dans la fosse, accompagnait les danseurs : les solos des dits premier violon, premier violoncelle, premier hautbois et guère mieux à l’alto étaient d’une fausseté impardonnable puisqu’ils encadraient les splendides duos et solos de Grettel Morejon, cette solide danseuse… à tel point que Dani Hernandez, si sensible et distingué s’en trouva désarçonné…et je le comprends. J’étais assis à la première rangée du parterre directement au dessus de la fosse où gémissait de maladresse l’orchestre dirigé mollement. I
Il vaudrait mieux une bande sonore que d’avoir à endurer cela deux fois…car on s’en trouvait grimaçant de douleur auditive, incapables de jouir des pas de deux devant nous pour autant qu’on ne soit pas capable alors de s’assourdir à tant d’amusie. Samedi et dimanche, l’orchestre joua mieux, ayant remplacé la désastreuse première violoniste soliste du premier soir et ayant ordonné aux autres de travailler la justesse de leur partie musicale des plus importantes. Le ballet du Lac des cygnes comporte quatre actes dans la version habituelle de Marius Petipa et Lev Ivanov créé en 1895. La version conçue par dame Alicia Alonso est en trois actes additionnés d’un épilogue. Elle a bien sûr conservé de la version Petipa & Ivanov, le numéro de virtuosité à quatre danseuses dit Cuatro cinés en espagnol : c’est le premier et le second soirs que la perfection de ce numéro des quatre cygnes renversants de pas de chats et d’entrechats et de demie jetés latéraux, perfection qui fut atteinte par Karla Iglesias, Mercedes Piedra, Chanell Cabrera et Diana Menėndes. Le 27 janvier 2020, soit dans un an, avec le cent-vingt-cinquième anniversaire de la création russe de la version Petipa Ivanov du Lac des cygnes, on verra une profusion de productions renaître : déjà, le plus haut lieu de la danse classique après la Russie, soit le Ballet de l’Opéra-Garnier de Paris le présentent ce mois-ci de février 2019 à guichets fermés.
À Montréal, il nous en arrivera bientôt un de Pologne et d’ailleurs. À nous de savoir distinguer les meilleures productions des plus faibles. Houras et bravos à toute la compagnie et aux fabuleuses notes de programme qui abondent de détails éclairant l’histoire d’un prince opprimé par une Reine-Mère fermée à tout mariage d’amour hors des conventions de la noblesse! La destinée des femmes-cygnes libérées d’un sortilège appelle à l’héroïsme absolument toute la compagnie!