C’était au tour des Montréalais de découvrir, en ce jeudi soir, l’opéra Yourcenar – Une île de passions, créé à Québec, la semaine dernière. Inspirée de la vie et l’œuvre de Marguerite Yourcenar, figure marquante du monde littéraire du XXe siècle, cette création québécoise est signée par l’autrice Hélène Dorion et la regrettée Marie-Claire Blais, sur une musique du compositeur Éric Champagne. Le spectacle est surtout axé sur la vie amoureuse de celle qui aura été la première femme élue membre de l’Académie française. Mais, l’héroïne serait-elle éclipsée de cette «île de passions», au deuxième acte ?
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Crédit : Kevin Calixte
Le premier acte est consacré à la relation amoureuse entre Yourcenar (Stéphanie Pothier, mezzo-soprano) et l’américaine Grace Frick (Kimy Mc Laren, soprano). Les deux femmes se sont aimées durant quarante ans. L’opéra s’ouvre alors que Grace vient de mourir d’un cancer et Marguerite chante : «Me voici seule, si seule… Et demain… et l’avenir…?» Le spectateur devrait alors être ému puisqu’il est plongé dans le drame de l’héroïne qui vient de perdre l’amour de sa vie ! Et pourtant, ce n’est pas le cas.
Durant la soixantaine de minutes que dure la première partie, les personnages nous donnent l’impression de raconter leur histoire plutôt que de la vivre. Par exemple, on évoque la menace d’une Deuxième Guerre mondiale et quelques minutes plus tard, on apprend que cette guerre est terminée. «Tant de souffrance, tant de disparus», chante le choeur, mais comment Marguerite et Grace ont-elles vécu ces six années de terreur, après avoir fui l’Europe pour les États-Unis ? «La guerre suscite bien des inquiétudes», chante Marguerite, «cela nous atteint tous». Voilà un témoignage abstrait et intellectualisé sur une période de grands bouleversements qui a pourtant changé le cours de l’existence de ces deux femmes.
Plus encore, à l’avant-dernière scène, on nous révèle que Grace est malade («la maladie est revenue») et dès la scène suivante, Grace est décédée. Malgré leurs belles qualités vocales, mesdames Pothier et Mc Laren ne parviennent pas à nous faire vivre les douloureuses émotions dont il est question et ce, en grande partie à cause du texte. Certains extraits sont simplement récités sur des enregistrements retransmis par des haut-parleurs, comme si on avait renoncé à les mettre en musique. Mais, la mise en musique des émotions n’est-elle pas censée, être le moteur de tout opéra ? Pour ce qui est de la mise en scène d’Angela Konrad, elle ne parvient pas à dynamiser le spectacle.
Malgré tout, le compositeur Éric Champagne crée des moments musicaux d’intérêt dont celui où Marguerite ouvre une malle où elle retrouve des ébauches de son célèbre roman Mémoires d’Hadrien, mais cela arrive bien tard, c’est-à-dire une demi-heure après le début du spectacle ! Signalons, ici, le travail sans faille des Violons du Roy sous la direction de Thomas Le Duc-Moreau.
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Crédit Kevin : Calixte
Au deuxième acte, Marguerite est admise à l’Académie française dans une scène qui laisse perplexe. Les mots qu’on fait dire aux membres de l’Académie misogynes et hostiles à la venue d’une femme dans leurs rangs sont tellement caricaturaux qu’on frôle le vaudeville !
Parallèlement à cela, Marguerite, endeuillée, se tourne vers le jeune réalisateur américain Jerry Wilson qui est lui-même homosexuel et amoureux de Daniel. Ce triangle amoureux permet enfin aux interprètes de vivre leurs rôles plutôt que de raconter ce qui leur arrive. Hugo Laporte (Jerry) est d’ailleurs à la fois un très bon chanteur (baryton) et un acteur convaincant. Jean-Michel Richer, ténor, est lui aussi crédible dans le rôle de Daniel, amant manipulateur de Jerry.
Par contre, ici, le rôle de l’héroïne est pratiquement éclipsé ! Marguerite devient ainsi une spectatrice impuissante de la relation tendue entre Jerry et son amant durant près de la moitié de ce spectacle d’environ 2 heures 15 incluant un entracte. Au bout du compte, on peut se demander si l’histoire de Yourcenar se prêtait vraiment à la création d’un opéra.
Yourcenar – Une île de passions
Livret : Hélène Dorion et la regrettée Marie-Claire Blais / Musique : Éric Champagne.
Mise en scène : Angela Konrad
Avec : Stéphanie Pothier / Kimy Mc Laren / Hugo Laporte / Jean-Michel Richer / Pierre Rancourt / Suzanne Taffot
Les Violons du Roy / Thomas Le Duc-Moreau, chef
Présenté par l’Opéra de Montréal, à la salle Pierre-Mercure, les 4 et 6 août