Qu’est-ce donc que redécouvrir un artiste ou une interprète sinon plonger son regard dans le sien au prolongement de quelques secondes opportunes à sa rencontre subite survenant au hasard de nos vies entremêlées mais surtout savoir prêter enfin une oreille attendrie à ses paroles? De ma vie mouvementée d’aventurier distrait, surtout de dilettante musical emporté, bien trop idéaliste, je me suis comporté en coureur incorrigible: trop friand de palpitations cardiaques aux trousses des plus fascinant(e)s musicien(ne)s classiques de notre si beau pays trop mésestimé me voici pris, à l’automne de ma vie, de remords gênants alors que cette semaine-même, en conversation impromptue avec un jeune aspirant ingénieur enthousiaste de vingt belles années porté vers la musique d’ici, je dus, catastrophé, lui épeler le nom de Claude Léveillée et lui rappeler l’existence de Gilles Vigneault, le plus grand de nos poètes vivants trônant indiscutablement au sommet du bouleversement poétique québécois avec le tragique Nelligan, bien entendu !
Je rage facilement des autres, de nos oublis collectifs, de notre cécité face aux nôtres qui ont du talent ou du génie qu’on tabasse à tort et à travers, surtout de notre richesse abandonnée en chanson d’expression française et encore plus du sort de nos talents actuels en musique classique. Mais, cette fois-ci, c’est moi que j’accuse d’avoir seulement, pendant trois décennies dont deux d’absence itinérante en Europe, d’avoir uniquement estimé respectueusement Angèle Dubeau et, à l’écoute enfin attentive d’une douzaine de ses albums les plus récents parmi encore quelques anciens à ma disposition, je dois lever mon chapeau à ce nouvel album intitulé Pulsations quoique avant tout à son seul objectif primordial: faire aimer et diffuser le plus largement possible la musique classique…avec sa volonté toute de ténacité persistante mais aussi son insistante tendresse musicale à nous offrir le beau, le bon et le bien.
Chaque texte de présentation de ses albums, il y en aurait plus de quarante-quatre, l’a souligné noir sur blanc sous sa signature. Ainsi rejoint-elle mon propre culte de la beauté, car c’est tout ce qui compte en art, à mon humble avis. Mes albums favoris de cette artiste demeureront ces trois intitulés Virtuose, Violons du monde et Solo où j’y ai entendu du très beau Prokofiev, Martinu, Enescu, Sibelius et Srul Irving Glick avec orchestre parmi bien des plaisirs authentiques d’écoute. Les deux plus récents albums s’intitulent Ovation, un concert live déjà présenté dans nos pages puis maintenant on annonce Pulsations constitué de nouvelles oeuvres et désormais disponible chez les disquaires. Ce dernier album ajoute donc aux excellents noms Ludovico Einaudi, Yann Tiersen, Max Richter de nouveaux noms dont Jean-Michel Blais, Johann Johannsson mais c’est Margot de Alex Baranowski et Eos de Dalal que j’ai le mieux aimés parmi cette nouvelle production musicale.
Me ferai-je jamais pardonner ma propension à vivre dans les mondes idéaux mais désespérants des chefs-d’oeuvres lyriques ou symphoniques tels le Poème d’Ernest Chausson, des beaux concertos méconnus d’Erich Korngold, de Samuel Barber ou de l’abstruse mais sublime élitiste musique de Gabriel Fauré? J’avais un peu ignoré les albums d’autrefois intitulés Portrait de Philip Glass, de Ludovico EInaudi, d’Arvo Pärt aussi, bien entendu tous fort bouleversants. Secouant la sérénité, ils indiquent encore une direction de la mélodie contemporaine recréée, triomphante loin des intellectualisations sonores qu’on nous inflige après bien des recherches universitaires savantes subventionnées jusqu’à la salle de concert mais qui nous éteignent presque chaque fois le coeur, depuis quarante ans que ça dure… avec heureusement quelques exceptions toujours bienvenues mais rarissimes.
Il n’y a pas, chez Angèle Dubeau cette morgue si détestable dont se délecte le milieu musical classique dans son ensemble, je veux dire spécifiquement celui de ces regards hautains du mécénat immodeste dénigrant le pur succès en le qualifiant de façon réductrice d’uniquement commercial. Ni cette hauteur institutionnelle où des frelons administratifs indéboulonnables calculent par intérêt de connivences jusqu’à en tordre des bras pour faire revenir aux orchestres mondiaux les mêmes artistes peu exceptionnels que les grandes agences contrôlantes brevètent ad vitam aeternam. Le succès d’Angèle Dubeau est un succès authentique et d’ici dont on a toutes les fiertés nationales de se réjouir avec ce sourire qui lui revient à elle, regardez-le dans son éclat triomphal, dans toutes ses photos d’artiste déterminée qu’on a dû impitoyablement blesser d’envies et de médisances écrites ou verbales.
Il n’y a pas chez notre plus célèbre violoniste (avec Chantal Juillet qu’on n’entend plus nulle part, hélas, ma peine fut de l’apercevoir rapidement l’an dernier, nerveusement dévastée par des injustices revanchardes visant au plus bas dont se délecte notre époque bien hypocrite) ce dédain qui toise les candides admirateurs voulant trop s’approcher du saint artiste ou de l’interprète sous les feux de la rampe. À parcourir le milieu musical de près, je vous assure qu’on voit la multitude des musiciens affamée sans fond de satiété en termes d’applaudissements et de d’éloges incessants, tous prêts à toutes les compromissions pour se tailler une petite place au soleil. Angèle Dubeau s’est taillée ce rang d’elle-même par une réussite musicale éclatante appréciée du grand nombre et, prix inestimable, elle y a remporté l’acquisition d’un public fidèle. Il n’y a pas non plus chez elle de prétention à tout savoir, mais son choix de compositeurs à entendre se reconnaît avec conviction: elle y indique, c’est son droit sensible et sensé, une direction, une tangente vers l’audible et le mémorable.
Comme autrefois Frédéric Chopin lui-même aux prises avec la morgue du milieu huppé parisien de la Restauration, ou les prestidigitations énervantes d’un Liszt trop spectaculaire à vouloir écraser à tout prix son rival Thalberg, elle fait valoir l’importance sacrée de la mélodie et du cantabile en musique. Angèle Dubeau que j’ai rencontrée à l’exquis restaurant Graziella, sait accueillir les journalistes avec respect comme on doit traiter autrui ou les humbles desquels on espère obtenir écoute de son message: ce n’est pas bien différent de ce qu’elle fait en musique. Le vin y coulait excellemment en sapidité, le repas offert étalait avec distinction les nuances du savoir-faire avec goût mais simplicité. Et il vient un moment, hélas, où il faut s’arracher de cette artiste touchante qui vous regarde droit dans les yeux pour plonger dans votre coeur: quelques extraits de son dernier album nous furent joués pendant que son si beau regard s’attarde à votre prunelle pour y percevoir si quelque miroir vénitien peut y refléter la lumière solaire de ses projets. Et, du côté de votre coeur, pour voir s’il bat la mesure de son message musical.
Quel est le message persistant de cette violoniste dotée d’un Stradivarius dit Des Rosiers (1733) ayant vendu près d’un million de disques y inclus ce que son alter ego Mario Labbé de chez Analekta décompte en streamings (pardonnez-moi l’anglicisme et la statistique qui n’a jamais eu de mes yeux, très peu pratiques en rien, de primordiale importance)? Quand, à l’image d’Antonio Vivaldi, on choisit des coreligionnaires pour former, dans la foi musicale, un ensemble qui chante et fait danser le coeur ou l’âme, je songe pour répondre à ma question de l’effet de tous ces choix musicaux aux Pensées de Pascal lorsqu’il parle de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, en géométrie. Nous irons, picotés par les blés, frôler l’herbe menue, caressés par les vents nous rappellera Rimbaud…une violoniste l’accompagnant peut-être comme Orphée jusqu’aux Portes où veille le fameux Cerbère. L’immortalité artistique demeure un rêve inaccessible et auquel chacun songe avant le crépuscule.