En attendant le récital, en février prochain (soit le 12 à la Salle Claude Léveillée) de l’exceptionnelle enfant-prodige Sophia Shuya Liu (Série montréalaise Pro-Musica), une élève de Dang Thai Son, âgée de tout juste seize ans, nous avons fait le tour, selon notre habitude depuis 1978, des écoles et conservatoires de musique.
Et nous avons découvert, cet automne, le remarquable talent pianistique de Nicole Wu, élève de M. Ilya Poletaev et celui de Julien Gagné, artiste distingué entouré de ses excellents collègues étudiants tous sous la férule de Richard Raymond.
Nicole Wu, bachelière de musique
À la Salle Redpath de l’Université McGill, le généreux programme de récital de graduation de la pianiste Nicole Wu, âgée de 20 ans, comportait plus de 140 minutes de musique et des œuvres-phares, toutes magistrales et excellemment maîtrisées.
Bach, Beethoven, Brahms
Son Bach d’ouverture était dynamique et expressif, son opus 110 de Beethoven parfaitement maîtrisé de nuances et de tempérament en chacun de ses trois mouvements et sa fugue, ensuite la difficile première sonate de Alberto Ginastera (1916-1983) était toute de feu et de haute virtuosité. Mais ce qui nous a marqués, très profondément, après la pause de l’entracte, fut la splendide interprétation de la seconde sonate de Brahms en fa mineur opus 5.
Œuvre de ses 18-19 ans que l’adolescent radieux présenta à sa première visite à Dusseldorf au domicile des immédiatement frappés de la foudre Robert-et-Clara Schumann en septembre 1853, la sonate est d’airain et de cristal. Son premier mouvement comporte l’énergie de la conquête et du désir d’amour et de gloire puisque c’est à 20 ans qu’il faut l’ajouter à son répertoire pour la rendre avec autant de ferveur mélodique et rythmique que l’a fait Nicole Wu.
Cette ambitieuse pianiste native de Shanghaï qui n’a pas dit son dernier mot face à la féroce concurrence pour une place au soleil de la gloire existant dans le monde du piano, entrevoit désormais la possibilité d’études supérieures aux États-Unis et en Europe.
Talents nés chez nous
Au pays des élèves-des-maîtres ayant étudié avec des talents guidés par Yvonne Hubert (née en 1893, en Belgique), nous voilà déjà à la troisième ou quatrième génération.
Avec Vincent Pollander, Samuel Lauzon-Schnittka et le scintillant pianiste sherbrookois Julien Gagné puisque leur professeur Richard Raymond (au Conservatoire de Montréal distingué Premier Prix au Concours de Montréal dans un inoubliable troisième concerto pour piano et orchestre de Rachmaninoff) fut un émule de Marc Durand (gagnant du défunt concours Théodor Leschetizky de New York si ma mémoire ne me joue pas de tour) qui figura, lui, comme un des bons élèves de la grande dame de la rue Hutchison à Montréal, près de Laurier. Yvonne Hubert fut une protégée découverte par Gabriel Fauré et premier prix de piano au Conservatoire de Paris sous Alfred Cortot.
Samedi 30 novembre, Conservatoire de Montréal
Quittons les généalogies qui bénissent et auréolent comme des dynasties vénérables. Le jeune Vincent Pollander joua avec enchantement et exquise douceur la Serenata Granada de la Suite Española d’Isaac Albéniz quelque suspensive hésitation on puisse éprouver parfois aux modulations constantes qui enivrent. Tout indiqué comme l’élégance incarnée par sa dédicataire la digne Señora Gracia Fernandez-Palacios.
Vint la brève mais coquette Cataluñya du même Espagnol qui est d’écriture plus tardive comme chacun des mouvements de la suite présentés sous la forme tripartite du Lied répété plus tard après la section intermédiaire.
Rachmaninoff et Bartok
Les dix premières variations sur un thème de Corelli de Rachmaninoff furent un vrai régal : Pollander offre une sonorité d’une belle rondeur au toucher généreux, une belle diction l’élève, un flux d’enchaînement attestant d’un travail rigoureux et bien mené en une œuvre superbe pas assez diffusée malgré sa haute valeur.
L’adresse ne manquait pas non plus à faire valoir le premier mouvement d’un Bartok encore moins connu que ce qui devait suivre sous les doigts d’un autre pianiste extrêmement talentueux, Samuel Lauzon-Schnittka.
Sonate de Carl Edward Vine
Samuel Lauzon-Schnittka, finaliste du sublime Concours-Omni 2021 où il faisait preuve alors d’un stoïcisme et d’une contenance qui lui vont à ravir dans Mozart, offre ces sublimes Bagatelles opus 33 de Beethoven remplies de finesses d’éloquence et de subtilités que notre tapageuse époque ne peut supporter devoir écouter patiemment.
Samuel éblouira cependant l’auditoire dans son interprétation survoltée de la première sonate de Carl Vine qu’on entend désormais tout partout en concours. Voilà un jeune homme qui promet aussi beaucoup et il démontre une extatique musicalité qui emporte l’imaginaire de l’auditeur. À surveiller donc ce vrai talent extrêmement sensuel dans son jeu survolté. Je lui trouve des airs de pureté poétique comme Claude Léveillée en avait naturellement une, foisonnante d’inspiration.
Julien Gagné dans Chopin
Peut-être est-il vrai qu’on ne voit bien ou n’entend avec justesse qu’avec les yeux et l’ouïe du cœur puisque ma prédilection pour la quatrième Ballade opus 54 de Frédéric Chopin frôle le fanatisme religieux. Il y a « je ne sais quoi » dans cette évocation qui me dévoile en essence fougueuse de ce que fut ma jeunesse obstinée et révoltée de sentimentalité passionnelle.
Julien Gagné qui a aussi 20 ans (décidément c’est bien injuste de ne pas en être resté là, à jamais, c’est le véritable âge d’Or!) et un talent de virtuose et de poète visionnaire, comme Chopin lui-même mais avec une raisonnable maturité de jeune homme distingué- a joué cette ballade à la hauteur des plus grands entendus en concert, en concours ou sur disque.
Sa sobriété en sa personne réservée, sa courtoisie sereine, sa politesse de stature nourrissent l’entrée en matière de cette œuvre et ses réexpositions thématiques variées puis aux pages finales transfigurantes, Julien explose de cette effusion résolue de fulgurances glissées dans l’œuvre qui la firent revêtir de cette majesté déclarative que n’ont qu’en certains moments tout aussi magiques la Fantaisie et la troisième fabuleuse sonate.
Le cheminement de la ballade dès l’incipit jusqu’au fougueux excipit, avec coda d’infernal débat de l’âme et des passions, tout y était.
Si j’avais un programme d’études et encore 20 ans, voici ce que j’étudierais : la Sonate de Barber, les Trois Études opus 65 et l’ensemble des Études opus 42 de Scriabine, les deuxièmes concertos de Brahms et de Prokofiev, l’Humoresque et Bunteblätter de Schumann, la sonate no.19 D.958 en do mineur de Schubert, surtout les Variations sur un thème de Paganini de Brahms et ses sonates et Intermezzi, Gaspard de la Nuit, Le Tombeau de Couperin et Miroirs de Ravel, les deux livres du Clavier bien tempéré et toutes les 500 sonates de Scarlatti!