À sa nerveuse arrivée sur scène, pas précipités, trop vite assis au piano, épaules rentrées, on sentait le poids de l’ambitieux programme peser sur les épaules de Tomás Alegre. Il paraissait anxieux, angoissé, impatient de commencer comme s’il y avait beaucoup à déverser au plus vite.
Tout début de carrière est périlleux. Nous avons eu ces dernières semaines deux immenses jeunes interprètes de haute notoriété en récital (George Li et Benjamin Grosvenor au LMMC) et, par surcroît, avec l’OSM nous avons joui de deux vraies étoiles montantes soit Daniil Trifonov en tournée en Europe avec notre splendide orchestre et Bruce Liu, premier prix au dernier Concours Chopin.
Un pedigree étiré mince
Tomás Alegre n’a qu’un mince troisième prix obtenu d’un concours de seconde zone, sans véritable notoriété ayant quelque impact notable dans le milieu de la musique malgré qu’il arbore le nom de Dinu Lipatti.
Pour lui rajouter encore une pression supplémentaire, l’éloge publicitaire le présentait ainsi et il était tenu d’honorer ces vantardises bien prématurées: « Protégé de Martha Argerich et étoile montante du piano sur la scène internationale, Tomás Alegre nous entraîne dans un programme romantique de haute virtuosité » etc.
Chopin, troisième sonate
De ses nerfs en furie, dès l’entrée en matière du tout premier mouvement de la troisième sonate de Chopin, Alegre manifeste une triste insensibilité voire même une mésintelligence du texte qui semblait, en sa poésie profonde, tout-à-fait hors de sa portée.
C’est par le seul prodige de l’ouïe humaine qu’un interprète puisse arriver à vraiment émouvoir: on ne cessera d’ailleurs de se demander, durant tout le récital, si M. Alegre s’est déjà écouté lui-même jouer quoi que ce soit.
Preuves irréfutables
Clairement, ça ne peut qu’être que par pure surdité à la poésie immanente à cette grande musique qu’on réussisse à omettre de laisser s’exprimer avec éclat cette poignante mélodie marquée Sostenuto dès la mesure 41 à la mesure 89 (reprise quoique modulée des mesures 151 à 203 soit jusqu’à la fin du premier mouvement).
Sautons le scherzo qu’on peut jouer prestissimo avec affectations maniérées et ça s’endure encore.
Un Largo sans éloquence
Surviendra le Largo fatal à son rendement où le mot « cantabile » est écrit en toutes lettres avec l’approfondissement de l’émotion dès les mesures 26 et suivantes: on ne saura, en plus, imaginer le loufoque lorsque surgira, maintes et maintes fois, sa main gauche – soudainement libre – alors que le pianiste l’agite les doigts pointant vers le divin Ciel comme per parlare con la mano destra à l’autre main voulant dire sans doute « chante »! Eh bien non, ça ne chantait jamais davantage de sorte que la mimique répétée vingt fois par le pianiste, ailleurs durant le programme, est tout simplement risible.
Prokofiev après Scriabine
Après une quatrième sonate de Scriabine débitée à toute vapeur comme tout le reste c’est-à-dire qu’on reste au niveau d’une première lecture à vue au tout premier cours de l’étude de l’œuvre au sein de tout respectable professeur de Conservatoire ou de faculté de musique qui entende Scriabine, on désespère de ce pâle reflet de l’Argentine de Daniel Barenboïm et de Bruno-Leonardo Gelber.
L’œuvre brève reste normalement rutilante de sensualité, autre qualité étrangère au soliste qui joue tout trop vite sans s’attarder à souligner en quoi le rubato imputé à l’influence de Chopin (thème annoncé du récital) s’y reconnaît un tant soit peu.
Après l’entracte
La première sonate de Serge Prokofiev est peu connue: elle n’est pas sans beauté quoique éloignée de la recherche sonore fort contrastée des œuvres ultérieures de la maturité confirmée du compositeur russe.
Considérant l’énervement constitutif au jeu précipitant tout avec maniérismes de M. Alegre, c’est le morceau qui passera le mieux lors du récital avec une étude-tableau de Rachmaninoff jouée en premier rappel.
Sonate no.2 de Rachmaninoff
Quiconque a écouté Zoltan Kocsis à 20 ans dans la deuxième sonate de Rachmaninoff, surtout les versions d’Horowitz, Jean-Philippe Collard à 25 ans, Ashkenazy aussi et bien entendu toute l’école russe, on reste bloqué sur un scepticisme définitif quand aux méthodes de marketing qui font croire que tel ou tel grand gaillard est musicalement gigantesque parce que quelqu’un l’aurait proclamé ou redit.
Variation sur invention de Bach
Ultime rappel, en fin de récital, sur la quatrième invention à deux voix en ré mineur de Bach: une salade de rajouts jazzés pour un public convaincu à la va-vite de la grandeur de l’interprète.
La situation d’adulation ferait songer à ce mot – pour autant qu’on l’ait lu – de Jean-Jacques Rousseau qui illustrait comment les nobles Bourbons se maintenaient au pouvoir par ce subterfuge de haute classe répété à l’envi à leurs rejetons de génération en génération :
« Sois grand, toi et tous tes semblables… Aussitôt il paraissait grand à tout le monde ainsi qu’à ses propres yeux, et ses descendants s’élevaient encore à mesure qu’ils s’éloignaient de lui; plus la cause était reculée et incertaine, plus l’effet augmentait« .
Pâleur d’étoile illusoire
Enfin, l’eau coulera sous ces ponts où se noient ailleurs dans un chagrin intérieur mais ressenti les vrais sensibles talents oubliés qu’on n’a pas su repêcher par un jeu pipé de favoritisme qui dénote que nous tombons dans le panneau lorsqu’on nous tend de tels montages de facéties publicitaires.
Pourquoi avoir posé sur ses épaules le fardeau d’une promesse bien au-delà de sa putative capacité à la tenir? La confiance en soi ne se consolide pas par de tels procédés, elle s’en lézarde.
M. Alegre qui a 32 ans est-il plus avancé à son illusoire projet de marquer le monde de l’interprétation ? Rien de probant ne peut nous l’indiquer.
INTERPRÈTE
Tomás Alegre, piano
PROGRAMME
CHOPIN Sonate pour piano n° 3 en si mineur, op. 58
SCRIABINE Sonate pour piano n° 4 en fa dièse majeur, op. 30
PROKOFIEV Sonate pour piano n° 1 en fa mineur, op. 1
RACHMANINOV Sonate pour piano n° 2 en si bémol mineur, op. 36 (version de 1931)