Daina Ashbee, originaire de Montréal, s’impose de plus en plus comme une chorégraphe incontournable de la scène contemporaine mondiale. Celles et ceux qui ont eu la chance de voir Pour en 2016 ont pu le constater. Cette création frappe les esprits de plus d’une façon. En conjuguant force et vulnérabilité, elle revendique la place de de la femme et de son corps dans notre société. Dans la cadre de la reprise de Pour à l’Agora de la danse, du 1er au 3 mai, rencontre inspirante avec une artiste qui refuse les carcans.
Charleyne Bachraty : À l’ère du mouvement #metoo et d’une volonté de renforcer les valeurs féministes, est-ce que la reprise de Pour avait une connotation particulière ?
Daina Ashbee : J’ai créé ce spectacle selon mon intuition, c’est une vision personnelle, mais plus je vois le spectacle, les réactions du public, plus je vois l’importance de libérer le corps de la femme, de parler de ses troubles.
CB : D’un point de vue chorégraphique, est-ce qu’il y a eu des changements, des adaptations, une réécriture du mouvement ?
DA : La structure n’a pas changée, l’idée non plus. Mais il y a eu une transformation. Le travail s’est effectué plus en profondeur, il est beaucoup plus ancré dans le corps de Paige (NDLR : prénom de l’interprète). Il prend plus d’amplitude, de place. Je travaille seule depuis plusieurs années et j’étais plus jeune lorsque Pour a été présenté pour la première fois. Cette création a fait l’objet de plusieurs étapes de recherches et depuis 2016, cette recherche continue, les images, les échanges avec Paige… Il y a eu aussi trois ans de tournée. L’œuvre a grandit, en force. Mais elle vit dans et par le corps de Paige.
CB : Les thèmes que vous abordez sont souvent délicats et engagés. Est-ce que vous pourriez être intéressée à aborder une thématique plus légère ?
DA : C’est dur à dire, car mon travail est personnel et intuitif. Je suis toujours ouverte à l’idée d’essayer d’autres univers, je m’y intéresse, mais je n’ai pas encore complètement migré dans cette direction. Je pense à la joie oui, aux rires… Le chemin est plus long que celui qui me fait réfléchir à la douleur, mais il est aussi plus facile qu’avant ! Mais de manière générale, je cherche toujours l’inspiration dans de nouveaux thèmes. Mes créations sont… une forme de thérapie, oui, on peut dire ça, dans le sens où elles nous transforment : moi, les interprètes, Paige… mais ça ne remplace pas la thérapie.
CB : Êtes-vous affectée par les réactions du public ou des journalistes face à votre travail ?
DA : Je veux partager le sentiment de vulnérabilité et mon métier m’amène à me dévoiler, ma vulnérabilité et celles des autres femmes. On parle de quelque chose qui n’est pas dans les normes, et au début, oui, je n’étais pas sûre de moi, comme femme, comme chorégraphe. Puis le temps a fait son travail, et nous avons tous réussi à trouver un confort et une joie à présenter le résultat de nos recherches. Donc, non : je ne suis pas affectée par les différentes réactions qui peuvent émerger. J’ai confiance et je sais aussi que l’on ne peut pas plaire à tout le monde. Bien sûr, j’aime toucher les gens, mais c’est hors de tout contrôle.
CB : Il semble que dans notre société, les gens aient besoin de mettre une étiquette sur les artistes. Donc, en général, vous définissez-vous comme : une chorégraphe ? Une chorégraphe métisse ? Une femme chorégraphe métissée ?
DA : Rires. Au début de ma carrière, tout allait très vite, je ne faisais pas vraiment attention. Mais c’est vrai que l’on mentionnait toujours que j’étais jeune, une femme, métis… Au fur et à mesure, j’ai commencé à enlever ces termes de mes propres textes. Quand je voyage, ce sentiment est moins présent : on a tellement à partager que l’on ne s’arrête pas à cela. Mais c’est vrai que j’aimerais que l’on ne m’enferme pas dans une case, que l’on ne se concentre pas sur mes origines et mon allure, mais sur mon travail. Sinon les gens ont des attentes, forgées à propos des propos des journalistes. Et parfois, la réalité ne rejoint pas ce qu’il ont pu imaginer à partir des considérations d’âge ou d’origines.
Je veux que mon travail incite à pousser plus loin la réflexion, à ne pas s’arrêter au premier palier. J’ai même envie que l’une de ses portées soit que les hommes aussi ressentent la douleur des femmes. J’évolue, je me transforme comme je disais et si, à un moment donné, je suis inspirée par quelque chose de spécifique et que j’ai besoin de le nommer, je le ferais moi-même.
CB : Je n’ai pas eu la chance de voir la première mouture de Pour, mais en général, vos interprètes doivent-ils être bons danseurs/bonnes danseuses ou bons communicateurs / bonnes communicatrices ? Vous qui essayez d’interpeller le public, est-il important pour vous qu’un message passe, même si tout le propos n’est pas entièrement saisi ?
DA : Le travail avec le corps entraîne des émotions et on a tous des émotions, un corps.. On entend, on voit. Je travaille avec les sensations et elles vont être entraînées par le mouvement, c’est certain. Donc, c’est un savant mélange des deux. Tout le monde peut être touché par l’art : on peut rire, se raconter une histoire, vivre quelque chose de plus profond… Les gens veulent souvent absolument comprendre et interpréter. Ils viennent me voir et me demandent si c’est bien cela, et je réponds : Oui… pour toi. Mais chacun peut interpréter et recevoir comme il veut. On a tous un corps, mais on n’a pas tous le privilège de ressentir et de se laisser toucher par des émotions. Pourtant, c’est ça qui est vraiment important.
Crédit photo : Daina Ashbee
Pour sera présenté du 1er au 3 mai, à l’Agora de la danse.
Création, chorégraphie et décors Daina Ashbee
Interprétation Paige Culley