Si on ne voit bien qu’avec le coeur (saint Exupéry), on n’écoute d’autant mieux que si on se penche délicatement en conscience vers le moment présent de l’interprète dont l’existence ose courageusement incarner un rôle musical devant les mélomanes accourus à l’audition de sa prestation.
Le récital de Philippe Sly, soit le projet d’interpréter le sommet du lied allemand avec l’intégrale du Voyage d’hiver de Schubert, fut un premier acte nécessaire pour tout artiste de son envergure. Pourvu que l’on sache se rappeler ce que fut pour nous (pour ma part, il y a plus de 30 ans) la fin de la vingtaine en tant que traversée des tempêtes chavirantes à toute âme poétique sans doute bien idéaliste…je n’ai pas de glorieux souvenirs de ce carrefour plus difficile encore pour les toutes nouvelles générations vu la dégradation indescriptible de l’éducation artistique suite aux refontes constantes et injustifiables des curriculums scolaires vidés du grand et du sublime.
Ainsi, on peut se poser la question, où étais-je, moi, à cet âge, et, surtout, où en est ce vrai talent face à ses prédécesseurs de l’art lyrique à son âge soit le bien petit nombre de 29 ans? On peut juger alors moins sévèrement et moins agressivement la tenue ou le rendement d’un jeune artiste de notre pays qui ne bénéficie pas du frottement constant à la culture allemande loin d’être notre voisine immédiate.
Dimanche dernier, entrant sur scène, Philippe Sly avait changé du tout au tout l’apparence de sa physionomie qui offrait quelques jours plus tôt une barbe rouquine et une chevelure abondante à la une du magazine La Scéna Musicale où d’ailleurs se trouve une entrevue intéressante réalisée avec lui. J’ai été surpris de la tonte, j’ai été surtout réconforté d’entendre sa voix guérie d’une rupture de corde vocale ayant causé une grave hémorragie et d’entendre surtout que sa voix changeait peu à peu mais sûrement de registre pour les profondeurs des basses.
D’ici 6 ou 7 ans, je crois sincèrement plus que probable que cette tardive sortie d’adolescence vocale aura eu lieu, si je puis me permettre cette prédiction, donc qu’elle sera achevée (peut-être à la grande surprise et à la joie de notre vaillant Joseph Rouleau!). Toute la partie aiguë de sa voix est métamorphosée selon moi, disons depuis 2011 où je l’ai pour la toute première fois entendu. En écoutant Philippe Sly parler après son récital, j’entends tonner les graves, l’approche des trente-cinq ans nous révèlera ses prochaines métamorphoses. Est-ce vraiment une mue physiologique tardive et surprenante qui soit avérée? Je n’en ai pas la certitude absolue. Un artiste jeune et sensible comme Sly a en ces circonstances de carrière et de convalescence achevée offert une bonne prestation dans l’ensemble des 24 tableaux de ce chemin solitaire et dramatique révélant un Schubert tout aussi désespéré que le poète Muller auteur des vers de chaque lied qu’on agence et réorganise à leur suite souvent selon une logique nouvelle du voyage esseulé. Je considère que la préparation du piano (voicing) était atrocement insuffisante de finesses et de rigueurs, préparations pourtant essentielles mais évitées de sorte que les nuances
subtiles et ciselées qu’on retrouve au toucher de l’instrument, si nettes dans le jeu des Irwin gage ou Gerald More par exemple, était impossible et inaccessible au pianiste accompagnateur Michael McMahon. Il est crucial que la haute direction du LMMC exige mordicus et l’index cognant la table accompagné d’un oeil sévère de l’administration de McGill (surtout pour les rarissimes récitals de chant au LMMC) un travail à la hauteur du projet artistique commandé et entrepris.
Les accordeurs et techniciens sont ici, à mon avis plutôt très fautifs de nonchalance et je reste très convaincu ici de ce fait: un vrai travail professionnel non bâclé de préparation du piano et jusqu’au bout des limites dynamiques des instruments choisis (ici Steinway and Sons) aurait permis plus d’émotions à chaque tableau poétique. Il n’y a aucun doute qu’un technicien de chez Bluthner (Leipzig) ou de
chez Beckstein (Berlin) n’aurait pas fait semblant de mettre l’instrument en un état tout peu passable ou accordé banalement pour un récital de chant avec un tel projet où le pianiste n’est pas un figurant assurant le bruit de fond. Du temps de François R. à la tête des techniciens de la faculté de musique, ça ne se passait pas comme ça et on avait droit à un travail plus que soigné. Bon, je me suis soulagé d’un morceau d’impatience ici et je dirais la même chose des pianos morts ou éteints du Piano Nobile à Wilfrid Peleltier et à la Cinquième Salle où Vigneault va bientôt se produire ce qui est un événement capital et national.
Ceci dit, retour à notre artiste jeune incontestablement estimé et je cite Soeur Marie Stéphane de Vincent d’indy (La musique du point de vue éducatif, Outremont, 1948, 128 pages) brièvement : «Il n’y a pas d’exemple d’un tempérament ni même d’un génie musical qui soit arrivé à la perfection de son art sans un travail sérieux qui développe, rectifie et perfectionne les dons naturels. Rappelons le mot célèbre de Buffon…Le génie est une longue patience (…) Ce qui frappe chez l’individu doué, c’est qu’il est incomparablement plus capable que les autres d’apprendre seul, de progresser, de s’élever par son effort personnel.» (p.112-113) Philippe Sly travaille trop tout seul ou en équipe de jeunes enthousiastes tout autant bigarrés qu’expérimentateurs hasardeux ces répertoires difficiles et c’est en Europe ou à Julliard, peut-être, que se trouvent les ressources pour se sustenter là-dedans.
Au concours de chant de Montréal au printemps dernier, de très jeunes accompagnateurs ont été -à mes oreilles attentives- tout à fait prodigieux de promesses et de finesse transcendante dans leur jeu et, les ayant nommés clairement dans mes recensions d’alors, il n’en tient qu’à Monsieur Sly de s’y référer et de trouver leur nom plus que prometteur (l’accompagnateur de Magali Simard par exemple)
association vitale pour les deux volontaires, peut-être, car plusieurs jeunes sortis de nos écoles ont aussi indéniablement cette extraordinaire sensibilité des Érik Weber par exemple. En somme, j’ai entendu dimanche un jeune baryton (ne méritant
certainement pas les vipérations agressives du milieu) en pleine métamorphose physiologique peut-être et qui sait reconnaître les vraies valeurs de l’existence soit de pouvoir se blottir dans un bonheur domestique peut-être bientôt champêtre ou rempli de bocages rieurs teintés des attendrissants tableaux de nos belles saisons. S’enraciner dans la terre de ses ancêtres c’est aussi ce qui forme le coeur artistique talentueux et sensible aimant vivre en périphérie ou à distance des égorgements citadins. Un jardin s’aménage à l’horizon de Candide pour cultiver la beauté musicale comme jadis Frédéric II de Prusse à Sans Souci (Postdam). La recherche du bien ou du bon ou du juste quand on n’aborde pas encore tout à fait la trentaine, qu’on espère les belles moissons du bonheur bien entretenu au sein d’une
société choisie selon son coeur, ça c’est aussi du solide et qui se chante. Je dis tout ceci sans aucune ironie voltairienne, certainement pas avec le fanatisme de furieuse passion musicale qui pousse à défigurer ou à insulter. Nous sommes tous enchaînés à une île : inutile de décocher des flèches meurtrières pour blesser inconsidérément et déformer surtout la vision d’ensemble plus raisonnable. Impossible de percevoir quoi que ce soit d’offensant dans le récital de Philippe Sly dimanche: une voix encore riche, et une étape de plus parmi les jalons d’une grande carrière qu’aucun envieux ne pourra malicieusement détruire ou semer d’embûches. La caravane passe…