En prélude à l’adaptation de cette oeuvre autobiographique de Gabrielle Roy faisant l’objet d’une adaptation bientôt reprise et représentée la semaine prochaine au TNM, voici quelques extraits éloquents de cette oeuvre posthume ultime de l’auteure née au Manitoba mais qui revint s’établir au Québec pour y triompher grâce au prix parisien Fémina obtenu pour Bonheur d’Occasion après la Seconde Guerre mondiale.
L’entrée en matière de cette autobiographie est éloquente et la voici: «Quand donc ai-je pris conscience pour la première fois que j’étais, dans mon pays, d’une espèce destinée à être traitée en inférieure?» Et elle est suivie d’un aveu de l’auteure sur la réalité du pénible fait français au Manitoba : «Nous continuions à parler français. bien entendu, mais peut-être à voix moins haute déjà, surtout après que deux ou trois passants se furent retournés sur nous avec une expression de curiosité. Cette humiliation de voir se retourner sur moi qui parlais français dans une rue de Winnipeg, je l’ai tant de fois éprouvée au cours de mon enfance que je ne savais plus que c’était de l’humiliation.»
Familier, non? En 2019, au centre-ville de Montréal…la supposée seconde ville française du monde! Écoutons encore Gabrielle Roy expliquer comment, une fois rendue avec sa mère au magasin Eaton de Winnipeg, c’était la suite de la honte à ne pas pouvoir se faire servir en anglais: «…il arrivait à maman de se sentir vaincue d’avance, lasse de toute cette lutte toujours à reprendre, jamais gagnée une fois pour toutes, et de trouver plus simple, moins fatigant de sortir, comme elle disait, son anglais.»Gabrielle Roy aura été institutrice six ans environ et elle a écrit un merveilleux ouvrage intitulé Ces enfants de ma vie racontant ses plus beaux souvenirs de ses six ans comme enseignante après le recueil de nouvelles La route d’Altamont. Mais elle quitte son boulot pour voyager et découvrir l’Europe de laquelle elle rentre à Montréal où elle se rendra compte de cet état d’infériorité linguistique tout partout : «Plus tard, quand je viendrais à Montréal et constaterais que les choses ne se passaient guère autrement dans les grands magasins de l’ouest de la ville, j’en aurais les bras fauchés, et le sentiment que le malheur d’être né Canadien français était irrémédiable.»
Ce défaitisme identitaire imprègne toute l’oeuvre et les personnages de l’auteure pourtant contemporaine du grand Hubert Aquin et de la bien plus riche Anne Hébert pendant que Michel Tremblay joualisait, au théâtre, le Québec en entier…. Mais Gabrielle Roy affirme encore que c’est la faute des Canadiens français eux-mêmes s’ils s’assimilent de plein gré: «C’était notre ruine, et j’ai des raisons de soupçonner les nôtres, nos propres gens, d’y avoir travaillé. car le plus triste de notre histoire, c’est peut-être que tant de malheurs ne nous ait pas encore unis.» Devant le sort de ses ancêtres acadiens, puis celui de sa famille jadis québécoise déracinée au Manitoba (appelée à grands cris convaincants d’aller nombreux coloniser l’Ouest!) une province à cinquante pour cent francophone en 1870…vite victime de la loi inique interdisant l’enseignement du français dans les écoles dès 1870… Gabrielle Roy plaint donc sa mère et décide de la venger et de se venger (par le succès journalistique ou littéraire) de cet état collectif d’infériorité: «À bout de forces, je n’en poursuivais pas moins ma petite idée qu’un jour je la vengerais. Je vengerais mon père et ceux de Beaumont, et ceux de saint-Jacques L’Achigan et, avant, ceux du Connecticut. Je m’en allais loin dans le passé chercher la misère dont j’étais issue, et je m’en faisais une volonté qui parvenait à me faire avancer.»Mais sur le sort du français au Canada, hors-Québec en tout cas, le constat de Gabrielle Roy est troublant, prophétique et sans appel et le voici: «Je les aimais, ces pauvres vieilles gens du Québec, retirés ici au bout du monde, qui ne parlaient encore entre eux que leur langue, mais qui avaient vu nombre de leurs enfants adopter à jamais l’anglais, et leurs enfants à eux devenus incapables de s’entretenir avec la vieille grand-mère ou le vieux grand-père (…) on les avait fait venir du bout du monde, pour y disparaître sans bruit et presque sans laisser de trace.»
Gabrielle Roy s’est longtemps cherchée, surtout cherché une identité, quittant le Manitoba pour la France pour y être reconnue. Elle admet ce réflexe de chercher à retrouver une patrie: «Donc, quand je repartirais, ce ne serait pas cette fois pour le Québec. Pourquoi pas alors l’Europe? La France? Oui, c’est cela, j’irais en France. Et elle, peut-être me reconnaîtrait pour sienne! Fallait-il que je sois folle! Eh oui, rendue folle à lier par la maladie de me sentir quelque part désirée. aimée, attendue, chez moi enfin. Est-ce que je n’allai pas dans mes chimères jusqu’à rêver recevoir en France meilleur accueil qu’au Québec?» Le pire c’est que ce sera en Angleterre où elle se sentira mieux accueillie durant ce premier voyage quoiqu’elle sut explorer le sud de la France en rêvassant beaucoup. Elle ne rentrerait plus au Manitoba mais s’installerait à son retour à Montréal. Étrangement, devenue Québécoise en résidence, elle ne manifesta aucune ferveur nationaliste lors du premier référendum du 20 mai 1980 tenu sous le premier bon et courageux gouvernement de René Lévesque, bien au contraire…je constatai cela à mon étonnement de jeune homme alors âgé de 19 ans, à l’époque…sidéré encore bien davantage par des fameuses anti-féministes appelées les Yvette, entre autres! Gabrielle Roy explique donc ici, que ce qui nous fait mal comme francophones d’Amérique accueillant tant de nouveaux venus c’est de se voir non désirés, non accueillis, non rejoints dans notre langue et notre festive joie de vivre…c’est ça qui fait mal chaque fois que triomphe l’assimilation par choix d’un nouvel arrivant se joignant à la grande majorité anglo-saxonne écrasante…
Toute l’oeuvre de Gabrielle Roy reste d’actualité et la survie linguistique du Québec désormais irrémédiablement menacée comme celle jadis du Manitoba…par la force implacable de la finance, du commerce immobilier où s’établissent des hordes insensibles au legs d’expression française, cela prouve que seul l’argent et la richesse matérielle compte, tous imbus de la culture anglosaxonne d’Amérique que les foules de nouveaux-venus veulent à Montréal à tout prix apprendre primordialement. Gabrielle Roy avait donc pressenti que ce sera l’anglais avant la nôtre (notre joual rebute aussi puisque nous avons malmené le français en le joualisant, ce qui déplaît tant à la beauté des sons qu’à l’utilité communicatrice aux yeux des nouveaux-venus ne se faisant plus idée de la grandeur terminologique du Trésor de la langue française en justesse poétique ou en profusion de vocabulaire des sentiments humains notamment ou de la pensée philosophique ou politique).Denise Bombardier a donc encore raison de le crier très fort ces jours-ci sur tous les toits mais Gabrielle Roy l’avait prédit calmement et annoncé bien avant elle dans La détresse et l’enchantement. Ce n’était qu’une question de temps, de décennies, soit environ deux ou trois ou quatre…guère plus. À moins d’un sursaut idéaliste de solidarité, voyons le vrai coupable actuel soit le franglais des jeunes qui passent allègrement au sein d’une même phrase d’un vocabulaire de l’une a l’autre avec maladresse expressive et erreurs grammaticales redoublées. Ça c’est la défaite en nos rangs. Elle n’inspire rien qui vaille.
Le même parcours de recherche de reconnaissance patriotique et de tentative d’enracinement culturel est survenu avec l’écrivaine Anne Hébert qui reviendra en 1998 comblée de prix littéraires après un demi siècle de résidence à Paris, mourir d’un cancer au Rockhill, avec vue en hauteur de la montagne et de la Côte-des-Neiges tout près du lieu où elle imagina rencontrer le personnage de l’assassin des jumelles de son fabuleux roman poétique couronné du Prix Fémina lui aussi, Les Fous de Bassan. Anne Hébert ne croyait pas du tout que le Québec s’angliciserait définitivement au 21e siècle, contrairement à Gabrielle Roy qui l’aperçut clairement.
La Détresse et l’Enchantement
Texte | Gabrielle Roy
Montage dramaturgique | Marie-Thérèse Fortin et Olivier Kemeid
Mise en scène | Olivier Kemeid
Coproduction TNM, Théâtre du Trident, Trois Tristes Tigres
Du 22 octobre au 2 novembre 2019
1 h 35