Qui sont ces hommes qui quittent leurs foyers durant des mois pour construire de grands barrages comme ceux de la Romaine ? La plupart des douillets consommateurs d’électricité que nous sommes n’en n’ont aucune idée ! Erika Soucy, fille d’un foreur-dynamiteur de la Côte-Nord, elle, a réussi à passer une semaine à la Romaine, grâce à la complicité de son père. Elle y a sondé l’âme de ces travailleurs parmi lesquels se trouvaient plusieurs de ses oncles et cousins. Bien sûr, on ne fait pas dans la dentelle sur ces chantiers, où l’on rencontre pourtant des êtres «surprenant d’humanité», dit l’autrice qui en a fait des personnages de théâtre. Explications.
Erika Soucy avait 24 ans, lorsqu’elle s’est rendue, en 2011, au campement Les Murailles au chantier de la Romaine, où travaillait son père. Elle voulait d’abord mieux comprendre la réalité de cet homme qui lui a manqué durant toute son enfance. «Quand il revenait à la maison, il y avait un fossé entre lui et nous. Les enfants changent rapidement. D’aussi longues absences finissent parfois par entraîner l’éclatement de la famille.»
Mais que se passait-il là-bas sur les chantiers ? Pourquoi l’un des oncles d’Erika avait-il hâte de retourner à la Romaine, après quelques jours passés dans sa famille ?
En s’immiscant dans le quotidien de ces ouvriers, l’artiste découvre un monde «rude, mais animé et chaleureux… En fait, ils travaillaient fort, mais une fois la journée terminée, ils n’avaient plus de responsabilités. Pas besoin de faire l’épicerie, pas besoin de se faire à manger, etc. Ils étaient, en quelque sorte, pris en charge.»
Ce mode de vie débouche aussi sur des habitudes qui fragilisent l’équilibre des travailleurs. «Ce sont de gros coups d’argent vite faits ! On sent alors le besoin de se gâter ! On s’achète le pick-up de l’année, la grosse motoneige, etc. Rapidement les factures dépassent la capacité de payer!» L’angoisse guette et souvent les problèmes de dépendance à l’alcool, entre autres, s’installent. Mais, ces hommes ont la couenne dure !
Éloge de l’audace et de la témérité
«La grosse crisse de montagne qui empêche d’avancer, watche-la ben : on va la faire sauter!», s’exclame un personnage des Murailles. Avec leur audace et leur témérité, ces travailleurs, majoritairement de la région de la Côte-Nord, ont construit un gigantesque complexe hydroélectrique dont la capacité de production annuelle atteindrait 8,5 térawatt-heure !
« J’étais heureuse de pouvoir leur dire que, oui, ça mérite de se retrouver dans un livre», rappelle l’autrice en soulignant que Les Murailles a d’abord été un roman. «Oui, il y a une beauté dans leur accomplissement ! Oui, ça a de la valeur ! C’est important de le reconnaître pour qu’ils n’aient pas honte de ce qu’ils sont et que nous puissions tous maintenir un dialogue respectueux.»
En fait, que symbolisent ces «murailles» ? S’agit-il des murs successifs qu’il faut franchir pour accéder au chantier de la Romaine ? Est-il plutôt question des murs qui se dressent entre les individus : entre la narratrice et ce père absent, entre les travailleurs des chantiers du Nord et le reste de la population, y compris leur famille ?
Triangle familial
Madame Soucy résume d’ailleurs sa pièce comme un triangle familial, où elle s’intéresse aux blessures de son enfance en l’absence de son papa. On y retrouve aussi le personnage de son frère qui a suivi les traces paternelles en allant travailler à la Romaine.
Pour ce qui est de son père, devenu invalide à la suite d’un accident de travail en 2015, il était un chansonnier reconnu dans son entourage. L’autrice estime d’ailleurs qu’il l’a inspirée dans sa détermination à devenir artiste. «Il a des dons artistiques qui se sont manifestés durant toute sa vie. Aujourd’hui, il peint et je trouve que ses tableaux sont très beaux ! Il a été malheureux dans son rôle de pourvoyeur qui l’empêchait de réaliser ses rêves. En réalisant le drame qu’il a vécu, j’ai tout mis en oeuvre pour échapper à une telle destinée.»
Taillés à la «chainsaw» !
J’ai voulu montrer les travailleurs rencontrés à la Romaine, tels qu’ils sont, avec leur chaleur, leur humanité et aussi leurs travers, dont le racisme… Je dirais que ces gars là sont taillés à la «chainsaw» ! Ils s’expriment souvent sans détours et ça peut choquer !» Erika Soucy lance d’ailleurs une mise en garde au public montréalais qui pourrait être plus sensible à certains écarts de langage de ses personnages : «Je ne voudrais pas qu’on croit que je cautionne leurs propos racistes ! Loin de là ! Il s’agit plutôt de montrer la réalité des Murailles sans tomber dans la censure.»
Créée à Québec au Périscope en 2019, la pièce a reçu de très bonnes critiques. Elle est maintenant présentée pour la première fois à Montréal avant de prendre la route, notamment, vers la Côte-Nord
Les Murailles
Texte : Erika Soucy
Mise en scène : Maxime Carbonneau
Avec : Philippe Cousineau / Gabriel Cloutier Tremblay / Claude Despins / Marie-Eve Pelletier / Érika Soucy
Au théâtre La Licorne, du 8 mars au 2 avril 2022
Première photo : Erika Soucy / Crédit : Vincent Champoux