La production de la pièce Bilan de Marcel Dubé (Collection Théâtre canadien, Leméac, 187 pages, 1968) consistera en une trentaine de représentations jusqu’au 8 décembre à la salle du TNM où malgré l’excellent travail des comédiens, une atteinte regrettable à la disposition des scènes et à l’expression de la pensée outrage quelque peu l’œuvre en ne lui rendant pas service et encore moins justice. Tous les comédiens excellent cependant tout à fait à rendre leur rôle selon ce qu’on leur a commandé de faire : Sylvie Léonard rayonne de dignité et de distinction dans le rôle d’une Margot vêtue de robes exquises comme les grandes bourgeoises des années soixante en portaient avec élégance; on peut en dire tout autant de Rachel Graton dans le rôle de Suzie Larose frappée, battue, malmenée mais fièrement courageuse affrontant son père William goujat et misogyne imbu narcissiquement de son image tel que l’incarne assez adroitement Guy Jodoin (le rôle avait été marqué par l’interprétation de Jean Duceppe en 1968 dont on a parfois l’impression d’entendre l’exact timbre ou la réminiscence de l’intonation chez Jodoin). Ajoutons Christine Beaulieu envoûtante à merci dans le rôle de Monique avec un Mickaël Gouin séduisant au possible jouant Guillaume et le beau Jean-Philippe Perras mimant le don Juan sexy mais hélas trop corruptible Raymond faisant face à la virile carrure de Mathieu Quesnel incarnant, lui, Robert ou Bob le dur mari rejeté toujours très possessif qui ose gifler sa femme Suzie. Elle est moins volage que sortie de tendresse, l’héroïque Suzie capable de demander le divorce à une époque où toute femme était juridiquement mineure. On a donc là l’essentiel d’une excellente distribution et pourvu qu’on respectât les vingt tableaux de la pièce originelle, celle-ci comportait tout ce qu’il faut pour en faire un franc succès.
L’affabulation certes peut paraître un peu complexe sur le plan sentimental : un couple se défait (Suzie et Robert) pendant que deux autres couples périclitent de leur éphémère envol (Monique et Guillaume puis l’accident d’événement pathétique faisant disparaître Étienne joué par Jonathan Morier et Élise incarnée par Rebecca Vachon). Tous ces couples existent afin de trouver leur écho dissonant dans le vrai couple central lézardé au sein de la très haute société canadienne française soit la mère Margot et le père William, couple de façade fondé sur la réussite financière et le standing social. Margot a heureusement en Gaston (Philippe Cousineau) un amant malgré qu’il se veuille être le meilleur ami de William, père sans cœur qui usera de son argent envers l’atome libre et libertin Raymond pour briser la relation s’étant nouée entre le fils Guillaume et la vénale Monique tout en contraignant Raymond à délaisser très sèchement Suzie avec qui, devant tous, il s’était enfui en voiture le soir de fête à la maison paternelle… Une longue scène de danses pas assez lascives, parsemée de microphones amplifiants et assourdissants qui ouvre la pièce. Sur le plan philosophique et politique, la pièce comporte la pensée du pouvoir corrupteur de l’argent au bénéfice du paraître alors que l’image projetée de la réussite conjugale apparente et financière révèle un état d’être entièrement faux, trompeur, mécréant, opportuniste soit le portrait – en l’ensemble de ses actions et paroles – de l’antihéros William. En bon narcissique, ce dernier se croira poignardé de tous.
Le metteur en scène Benoît Vermeulen a pris d’immenses doses de liberté et de licence, se justifiant d’une collecte de versions polymorphes de la pièce pour asseoir sa fantaisiste marque de commerce d’inclure des vidéos, des images télévisuelles, des interventions au microphone ou sur petit ou grand écran avec le papillon jadis multicolore de l’ancienne Radio-Canada en ses radiodiffusions ou télédiffusions des Beaux Dimanches… On voit même jusqu’à la figure à voix parodiée pour inopérante moquerie du regretté Henri Bergeron… homme cultivé et digne sans oublier des ajouts monologués de références historiques et politiques dont la foule (même un public de première si riche de culture habituellement) très jeune jeudi soir 15 novembre n’avait pas la moindre notion revendicative (qui reconnaît désormais les sinistres chapitres de notre histoire et s’en préoccupe?). Au final, c’est une dilution inutile du propos central empêchant la pièce de démarrer.
Quelques ajouts de comédie loufoque (telle la scène de la fausse bague de non fiançailles avec billet d’escapade par avion en main, les filles à bonnet de lapin style Playboy) pour faire rire tombent à plat, mais le plus inutile et maintes fois répété – car rien n’est aussi bête ou insignifiant qu’au comble du ridicule ou du manque de jugement – que les interruptions de scènes pour photos prises des acteurs soudain figés entre scènes tragiques. C’est peut-être au fond comme s’il s’agissait de dédramatiser pour séduire des adolescents en quête désespérée de rires frivoles ce qui ne pouvait ni ne devait s’immiscer. J’imagine qu’on vit de nos jours à la mode selfie et que ces ajouts font drôlatique. Bilan est pourtant bien loin de verser dans la comédie en intention en tout cas: le titre Bilan lui-même porte l’anathème à lancer contre l’action sociale et politique inopérante d’une bourgeoisie indifférente à l’état de stagnation de la nation québécoise alors en plein éveil. William incarne rien de moins que la classe politique corrompue de couleur réactionnaire toujours en empoigne à Québec comme à Ottawa (les très récentes décisions anti-francophones au Nouveau Brunswick et en Ontario de Ford de même que les résultats des commissions Charbonneau ou celle des commandites et les indigérables embrassées photographiées encore l’an dernier entre Couillard et Charest incarnent notre désarroi sociopolitique permanent). Il y aurait tout lieu de croire que Marcel Dubé se soit hier soir maintes fois retourné dans sa tombe.
Benoît Vermeulen intervient non seulement dans la structure de la pièce en son nœud et dénouement surtout qu’il omet la scène cruciale (tableau sept, deuxième partie) de révélation du vol entre Gaston dénonciateur d’une félonie révoltante et William son meilleur ami par qui il est bien plus cruellement trompé auprès de sa femme que par son fils Guillaume. Il y a là omission d’être explicite en cette péripétie ce qui s’appelle freiner la reconnaissance de l’événement pathétique ultime (Poétique d’Aristote). Au chapitre de l’expression, d’autres rétrécissements : c’est encore une démotion injustifiée de la langue française recherchée si chère à l’auteur en sa beauté, en tout cas dans ce segment d’alors de la bourgeoisie canadienne française.
Ainsi, l’expression est donc abaissée de plusieurs crans dans la bouche de William surtout et des autres personnages. Les décors ne devant plus être habilement changés dans la noirceur comme jadis, il y a eu une belle réussite de ce côté et les choix musicaux pour les quelques scènes de danse correspondent assez à l’époque sans rechercher d’envoûtement cependant car ce fut une époque musicalement riche de splendides succès d’orchestrations américaines tels You go to my head, I ve got you under my skin et même Désormais ou La bohème ou C’est merveilleux l’amour de Charles Aznavour. Enfin, rien d’atrocement désastreux, seulement des sottises d’affaiblissements inutiles d’une pièce autrement excellente.