IMAGE ET NATION
Ce que n’ignorait absolument pas
Madame mon avant-gardiste grand-mère,
voilà le titre d’un solide documentaire!
Très jeune, Stéphane Riethauser, savait qu’il avait une conscience de garçon pas comme les autres. Il voyait autour de lui la figure d’une grand-mère dominante et victorieuse des préjugés de la haute société genevoise toujours si guindée: pour lui, c’était, semble t-il, une femme exemplaire dont le combat l’inspira et dans le sillage de laquelle il s’est glissé pour s’affirmer progressivement lui aussi, publiquement et fièrement.
Dans tous les cas de figure, c’est un fait historique et sociologique que le mouvement de libération féminine a bel et bien entraîné dans son élan de revendications ceux mêmes des mouvements de libération homosexuel (tout d’abord masculin) puis avec l’appellation gaie et lesbienne la suite des nouvelles additions libertaires actuelles dont les sigles de l’acronyme font un peu rébus ou hiéroglyphe moderne mais ils sont là désormais très vigoureux à s’affirmer.
Pourquoi donc l’approche cinématographique de son autobiographie par Stéphane Riehauser m’apparaît-elle si littéraire et artistique? C’est bien simple: la voix bouleversante du narrateur apprenant à saisir la figure de sa grand-mère. Chacune de ses inflexions apparaissent alors ou surgissent toutes ensemble à la glorification des figures féminines engagées: souvenez-vous, partout là pour nous défendre comme Colette tantôt les Jean Cocteau et Jean Marais ou le Genet de Querelle avec Jeanne Moreau ou à Manhattan Bette Midler au moment de Stonewall, sinon comme à Hollywood au cinéma Susan Sarandon ou en littérature Marguerite Yourcenar malgré Gide ou en musique le Reynaldo Hahn amant de Marcel Proust qui féminisa toutes les figures rattachées à sa sortie de rigide placard (Gilbert pour Gilberte, Albertine pour Albert et ainsi de suite jusqu’à la Duchesse de Guermantes).
La grand-mère de Stéphane Riethauser prend donc une dimension historique familiale puis surtout littéraire, car elle lui envoie durant des décennies des messages formulés comme des missives ou épigrammes de filiation profonde. Non, elle ne fut pas du tout littéraire mais une autoritaire femme d’affaires enviée, portant en elle un peu du caractère ferme et résolu de toutes ces femmes courageuses à la Gertrude Stein ou Simone Signoret ou Simone de Beauvoir. Si Stéphane Riethauser la peint plus grande que nature et qu’il se délecte des souvenirs audio-visuels de cette vielle dame bien vêtue bien coiffée comme de l’opulence de toute sa famille supposément aveugle face à la nature profonde du sentiment amoureux en lui, c’est qu’il cherche à prendre aussi sa stature et à faire valoir la nature irrésistible et idéaliste de son désir d’aimer.
Pourtant le sentiment amoureux est une chose privée tout à fait invisible pour le public quoique profondément limpide pour nos proches quand bien même ils le nient (ou sont convaincus de l’avoir ignoré). Son père lui chante une chanson, en fait la chanson d’Aznavour que nous connaissons tous et toutes, ne laissant aucun doute de sa connaissance et sur l’acceptation inconditionnelle. Qu’il s’effondre en larmes devant l’évidence qu’il avait pourtant senti et musicalement agi indéniablement, cela ne montre que le leurre moliéresque très George Dandin ou le Mari Confondu des bons et gras bourgeois de notre temps. Genevois aujourd’hui très connu dans sa Suisse natale pour avoir défendu des causes politiques et sociales auxquelles il a cru, mais désormais Berlinois par choix des libertés absolues faisant exploser tous les murs imaginaires, ce qui nous frappe chez Stéphane Riethauser, je le répète, c’est tout d’abord la texture sensuelle de sa belle voix mâle, riche en harmoniques et en inflexions profondément intelligentes qui nous accompagne en narration au fil des quatre-vingt-treize minutes captivantes de son documentaire truculent.
Même s’il est inscrit dans la série de neuf documentaires de la section Vies vécues du Festival Image et Nation, il aurait fait salle comble à l’Impérial si on l’avait projeté là dimanche soir 24 novembre au lieu de l’après-midi de ce même jour (devant 20 personnes toutes unanimement séduites) à la salle J.A De Sève. Pourvu qu’il sache doter aussi la publicité de son film d’une meilleure photo incarnant son brillant projet avec un meilleur titre de film, disons plus éloquent ou plus proustien, il obtiendrait sûrement en termes numériques, meilleure audience. Un résumé plus accrocheur aussi aurait pu coiffer l’intrigue résumant plus justement son opus au joli catalogue du Festival.
Quelque chose comme ceci: «S’étant refusé longtemps à lui-même, dénigrant son désir vigoureux et permanent des beaux sportifs ou camarades autour de lui, c’est par l’observation et l’étude du caractère profondément marquant de son originale courageuse grand-mère, femme d’affaires genevoise ayant fait plus d’un malheur, que Stéphane Riethauser trouve la force de se dédire et de s’engager dans sa voie, qu’il s’affirme publiquement dans les causes de la libération gaie en Suisse, face à laquelle il ressentait pourtant, à l’origine, tant de gêne et d’embarras.»
Un aspect du documentaire qui frappe et que nous n’avons pas le loisir de décrypter ou déchiffrer, car on ne peut mettre en pause et magnifier les images qui défilent vite, ce sont les séquences de son journal personnel où le nom de Rilke, entre autres, apparaît à toute vitesse. J’espère du plus profond de mon coeur de cinéphile un tantinet littéraire, que Riethauser en étudiera et publiera des tranches substantielles car celles-là révèleront la profondeur de son intelligence si éminemment audible pendant le trop bref espace de cette projection pour quiconque aime connaître et fréquenter les auteurs. Il faudrait qu’il ait conscience de cette évidence d’une profonde nature littéraire, voie qui exige une ascèse pour s’y rendre tout à fait jusqu’au bout.
Néanmoins, il faut lever notre chapeau à ce très brillant documentaire d’une richesse (littéraire) savoureuse car, sans le savoir peut-être, Stéphane Riethauser a le spirituel tempérament propre à la trempe des plus grands écrivains de la vieille Europe dont on n’a que trop peu d’exemplaires de nos jours si veules, époque d’instantanéité et de brièveté où nous sommes indisponibles, surtout, hélas, à nous-mêmes.
Jeunesse dorée vécue dans l’abondance presque grande bourgeoise de la Carouge genevoise (il n’a toujours que quarante sept ans), Riethauser porte vraiment en lui les inflexions d’un Stefan Zweig moderne ayant lui le courage de dévoiler ses indubitables préférences érotiques (apparemment indicibles) pour élucider tout d’abord sa lâcheté pitoyable de jeune adulte un peu veule puis, plus tard, la violence implacable du désir amoureux invincible et masculin. Il faudrait revoir lentement les premiers moments du film alors qu’il perçoit très bien comment il est fêté, aimé, choyé, bercé, gâté par les adultes autour de lui mais surtout le non-dit de sa remarquable grand-mère dont il raconte la vie comme femme d’exception et femme d’avant-garde.
Par ce récit du courage de cette figure dominante dans son entourage immédiat, le cinéaste emprunte la voie royale de la naissance littéraire. Peut-être ce début de roman avec ces premiers mots: «Il y a bien longtemps qu’il eût fallu que je me comprenne de bonne heure…quand ma grand-mère toute resplendissante des couleurs d’un vitrail l’illuminant des rayons du soleil parvenant aussi jusqu’à moi…» etc, etc, etc.