La spectaculaire pièce Coriolan que présente le Théâtre du Nouveau Monde à Montréal jusqu’à la mi-février n’est rien de moins qu’un exploit de facture, d’esthétique et d’interprétation tant féminine que masculine. Rarement une telle tension palpable a-t-elle été si adroitement maintenue avec brio alors que se traitent, sous nos yeux fascinés, des sujets brûlants d’actualité politique tel la gouvernance et les agitateurs de nos démagogies de toutes espèces qui paralysent l’État moderne ou sèment la discorde sociale voire même le morcellement des forces civiques.
Parlons clairement de l’intrigue relatée par l’originelle pièce de Shakespeare qu’a adaptée et retraduite Michel Garneau alors que Robert Lepage en trouvait les équivalences visuelles d’actualité brûlante : cette histoire raconte donc la rancoeur contre son peuple d’un grand chef romain Caius Marcius, né orphelin de père, plus tard devenu un immensément glorieux militaire mais bientôt rebaptisé Coriolan (joué magistralement par le costaud Alexandre Goyette) pour sa retentissante victoire ailée contre les Corioles. De guerrier énergique ou athlétique qu’il est, Coriolan ne croit pas aux honneurs venus de la plèbe mais plutôt qu’aux seules distinctions tenues des meilleurs soit les aristocrates (nobles) sans jamais vouloir faire de quartiers ou de concessions pour le peuple qu’il nomme vile populace et encore moins se contraindre de courbettes auprès des envieux démagogues qui agitent la plèbe de facéties en tous sens ou la poussent à des revendications de mutins ou d’insolents jaloux de la force et du talent des forts.
On n’a qu’à écouter les déboires des chefs politiques de tous les pays d’Occident incapables, en 2019, de contenter leur peuple respectif en leurs fragments frondeurs pour percevoir l’actualité de ces esquisses et en rester songeur. Concluons à propos du débat crucial de la vie de Caius Marcius: après maintes victoires militaires, notamment contre la peuplade rivale des Volsques, il aurait été question de le nommer consul si Coriolan eût accepté de s’adresser au peuple pour le flatter, pour s’en faire aimer et ensuite recevoir de lui les titres ou reconnaissances venant toujours en retour à cet agenouillement obligé pour qui sait feindre aimer le peuple et ses incessantes revendications pour du pain gratuit et des jeux surtout s’il a la vanité gonflée par des victoires militaires démesurant encore son orgueil national . Coriolan, tout athlète martial qu’il est, a cependant des ennemis astucieux bien évidemment soucieux d’éviter que sa puissance ne s’accroisse encore et nous retrouvons ces obstacles à son bonheur dans les deux habiles tribuns du peuple (joués fort adroitement par une habile Louise Bombardier incarnant Brutus aux côtés de son comparse Sicinius interprété avec une élégance macronienne par Philippe Thibeault-Denis dont le beau profil romain et le faciès à la Marlon Brando lui confèrent une allure déjà remarquable).
Ces deux tribuns excitent le peuple à s’offusquer du comble de la vanité de Coriolan qui refuse de quémander suffrage au peuple et ils font tous deux éclater au grand jour en paroles directes de mépris populaire la vanité du chef militaire intraitable. De ce trait de caractère du fort, incapable de s’humilier devant les faibles détenant le pouvoir de flétrissure (ou de récompense) en démocratie, le remède proposé ne pourra aller jusqu’à être la mise à mort mais c’est l’ostrakon (soit le bannissement à vie de Rome) ou l’ostracisme du héros . De rancoeur et de colère incontrôlables, Coriolan part en furie rejoindre le chef des Volsques, Tullus Aufidius (joué par le sec, ambivalent et chétif Reda Guerinik) son perpétuel ennemi afin de joindre à lui sa force et de se retourner ensemble contre le peuple de sa patrie et faire subir aux démagogues une humiliation de défaites sans pareilles. Les avanies qu’on lui avait fait endurer trouveront ainsi vengeance dans une série de victoires au terme desquelles, survient en tête la puissante Volumnia (jouée par notre actuelle incomparable Sarah Bernhardt nationale Anne-Marie Cadieux) la toute contrôlante mère génitrice de ce meneur d’hommes. Accompagnée par l’épouse Virgilia (jouée par Anne Bellavance-Fafard) de Coriolan, Volumnia est au désespoir du devoir de sauver son peuple et son fils sur lequel elle a plus qu’un simple ascendant: ainsi, se jetant à ses pieds et ne le menaçant, la tonitruante mère intercèdera pour tenter de faire fléchir son fils qui assiège alors et affame la grande cité romaine.
L’histoire authentique est bel et bien tirée de l’objet d’étude d’un parallèle instructif entre les deux hommes les plus improbables de l’antiquité grecque et romaine et le sujet vient donc des fameuses Vies parallèles de Plutarque dont Jean-Jacques Rousseau parla dans ses Confessions comme la seule lumière forte de sa jeunesse. Plutarque confrontait Alcibiade (oui, celui-là même que Socrate protégea et veilla) à ce Coriolan. Pour le public québécois, après celui de Stratford l’an dernier, qui reste un peu interdit devant le sens actuel de cette portraiture politico-historique cherchant à nous faire réfléchir sur la question de la manipulation de la gouvernance par des chefs choisis ou à choisir, Plutarque offre cette explication à sa comparaison finale avec Alcibiade et il dit ceci de Coriolan: De tels hommes refusent de faire leur cour à la foule, comme s’ils ne désiraient pas les honneurs, mais ils s’irritent de ne pas les obtenir. (…) Celui qui flatte le moins la foule doit chercher le moins à se venger d’elle: quand un homme se fâche si violemment de ne pas obtenir une magistrature, c’est qu’il la désirait avec trop de violence. Alcibiade ne niait pas qu’il appréciait les honneurs, et supportait mal d’en être écarté. Il cherchait donc à se faire aimer de ceux avec qui il vivait, et à leur plaire.»
Ne serait-ce que pour contempler l’astucieuse mise en scène, après une lecture logiquement préalable de la pièce de Shakespeare, tout amateur de théâtre ne voudra pas rater cet exploit scénique mené par une vaste équipe plus que méritoire. Ainsi, d’autres comédiens d’une vaste distribution jouent un rôle important de conciliateur tel Rémy Girard qui incarne Ménénius, l’ami âgé de Coriolan, ensuite Widemir Normil se retrouve dans le rôle militaire admiratif du héros sous le nom historique de Cominius, ensuite Mikhaïl Ahooja joue surtout le lieutenant du chef Volsque sous le nom d’Aufidius mais il y a aussi une multitude d’autres rôles confiés notamment à Jean-François Blanchard qui se métamorphose sans cesse et réapparaît au gré des scènes brillamment imaginées et réactualisées en des décors renversants de beauté et d’ingéniosité. Il en va de même de Gabriel Lemire qui joue plus que le simple rôle d’un barman, Jean-Moïse Martin, Jean-François Casabonne, Lyndz Dantiste, Tanya Kontoyani, Tatiana Zinga Botao et deux jeunes enfants en alternance dans le rôle d’un fils de Caius Marcius. Que du grand théâtre au TNM, notre plus haut lieu artistique avec la Maison Symphonique et je me réjouis de passer de l’une à l’autre scène avec de perpétuels ravissements. L’enchanteur-roi est ici, bien sûr, Robert Lepage. Je n’ai perçu qu’un mot d’inconséquence ou de contresens historique dans la traduction de Garneau, soit l’usage, à un moment donné, du mot miséricorde qui me semble bien trop connoté par la chrétienté pour avoir pris la place de la pitié ou de la simple compassion, motif peu fréquent d’action ou d’inaction dans l’Antiquité qui usait plutôt de clémence…
Photos : Yves Renaud
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