La seconde partie des 28 Variations sur un thème de Paganini opus 35 qui est sans contredit l’oeuvre la plus difficile du répertoire pianistique (certains diront à égalité avec Islamey de Balakireff voire certaines longues oeuvres de Charles-Valentin Alkan ou Ferruccio Busoni) n’a pas le moins du monde incommodé le virtuose de 71 ans les ayant dominées comme un coursier expert dompte un pur sang toujours rebelle.
Nous avions déjà entendu, dans le cadre de ces quatre récitals dévoilant la totalité de l’oeuvre pianistique de Brahms, les 14 premières variations sur ce fameux thème varié inspiré de Paganini, toutes fort bien exécutées mais cette fois-ci le sublime et la plus haute poésie étaient au rendez-vous. Uniquement en cette moitié d’oeuvre se trouvaient 31 pages de musique apprises impeccablement par coeur et jouées non seulement sans faille mais avec des trouvailles originales par lesquelles Ohlsson faisait ressortir- main gauche- donc dans les basses- la sonorité chantante d’un ludisme dansant jusqu’alors inouï.
Ces Variations avaient été précédées de 38 autres pages de musique dont les 15 pages des deux rapsodies op.79 et les 23 pages des 7 pièces de Fantaisie opus 116 (ce sont mes oeuvres préférées avec les opus 117, surtout l’opus 118 et enfin 119, ultimes créations du compositeur esseulé qu’il faut apprendre à jouer les soirs ou les nuits de nos trop longs hivers). Lorsqu’on ajoute la mémorisation des 31 pages de la juvénile troisième sonate opus 5 figurant en seconde partie de programme de récital, nous arrivons exactement à cent pages de musique sues, apprises, dégustées soit avec appétit vorace ou sensualité, toutes réanimées comme ça, à un âge où la mémoire fait défaut aux meilleurs cerveaux de notre étourdissante planète!
Prodigieuses réincarnations que ces toutes petites pièces, en apparence insignifiantes: par exemple, sur deux pages, sans compter les reprises, comme la cinquième de la Fantaisie op.116 c’est un intermezzo en mi mineur qui ne comporte que des accords plaqués en mouvements contraires s’inversant marqués Andante con grazia ed intimissimo sentimento! Eh bien, mission accomplie en une version inoubliable de mystère marié à la plus fine dextérité.
L’insoluble absence d’un auditoire mieux garni, réduit à peut-être deux cents personnes fort choyées de toute façon, me dépasse chaque fois qu’une salle n’est pas pleine. Et je m’en veux souvent de ne pas faire du porte à porte huit heures par jour, des semaines durant, pour amener des admirateurs à se déplacer entendre un tel festin musical. Puissance, finesse, exactitude, le géant Ohlsson domine ce corpus comme les plus grands que furent Claudio Arrau, Wilhem Backhaus, Walter Gieseking, Zoltan Kocsis. Entendre Garrick Ohlsson nous dire en français, comme ça, si décontracté, en fin de récital «je suis désolé, je n’ai plus de Brahms à vous jouer pour ce soir…mais qu’une mazurka opus 50, no.3 de Chopin!» jouée elle aussi avec la magnificence des plus grands, cette aisance des rarissimes grands architectes sonores de notre époque capables encore de tout ressusciter et de tout reconstruire devant nos sens épatés nous séduit!
Ce fut un récital absolument renversant au terme duquel on a senti tout le poids admiratif du jeune Brahms de 20 ans, aux dernières mesures de sa sonate opus 5, on sent dans la tournure cadence et coda, la texture d’hommage harmonique envers un son très Schumann, une idole à qui l’adolescent (20 ans!) avait présenté l’ébauche de la sonate opus 5 lors de sa visite initiale à Dusseldorf chez le couple Robert et Clara qui s’éprirent immédiatement de lui et vice-versa. À deux cents ans de distance on s’en fanatise, imaginez-le survenir aujourd’hui devant nous en chair en os, on en ferait un malheur ou un délire amoureux.
Cette série de récitals Brahms prouve encore qu’il faut rêver les vies de ces compositeurs en les écoutant, en les jouant soi-même même maladroitement, en lisant avec passion leur vie mouvementée jamais idéale autrement qu’en constructions sonores.
Voici venu maintenant le temps nécessaire de mes annonces impératives du temps de Noël: des récitals semblables, j’en prévois bien un autre parmi vingt à ne pas rater, un à la Maison symphonique cette fois, le 19 janvier prochain, dans la personne du très jeune prodige Lucas Debargue de qui j’ai fait l’acquisition providentielle de trois de ses quatre prodigieux albums Scarlatti. Ce caractère fougueux ne s’en laissant imposer par personne, ce quatrième prix de l’avant-dernier Concours Tchaïkovsky nous en jouera du Scarlatti mais aussi son Gaspard de la Nuit en entier et du Medtner sans omettre une bonne dose de Chopin.
Ensuite, notre valeureux richissime virtuose, Louis Lortie, viendra quatre fois dont les 7 et 9 février dans son début d’intégrale de toutes les 32 sonates de Beethoven dont j’avais entendu la spectaculaire récitation de cette même collection à la salle Péladeau, il y a bien 25 ans, ce qui ne me rajeunit pas mais me pousse à vous suggérer d’acheter de ces récitals de rêves pour Noël afin d’en distribuer le bonheur à ceux que vous croyez aimer.
La stoïque pianiste Janina Fialkowska aussi jouera le 26 février l’intégrale de son dernier album enregistré avec ATMA dont j’ai fait recension élogieuse dans nos pages. Christian Blackshaw dans son festif rappel de toutes les sonates pour pianoforte de Mozart les 11 et 12 mars, aussi à la salle Bourgie du MBAM qui nous donnera également Louise Bessette le 25 mars. Et il restera donc encore du Beethoven avec Louis Lortie en avril (les 3 et 5) et un quatrième récital Brahms du pianiste Garrick Ohlsson le 24 avril, toujours à la salle Bourgie. Tout est à ne pas manquer avant le Concours Musical International de Montréal, année piano, du 4 au 12 mai, époque festive devancée.
D’ici là, pour se familiariser avec les oeuvres de Brahms, si vous ne trouvez pas Richter, Gieseking ou John Lill ou Julius Katchen ou Wilhem Backhaus, bien anciens, je vous suggère pour la collection des Klavierstücke ou Morceaux de piano encore à venir avec Ohlsson la splendide version toujours disponible du fabuleux pianiste Hakon Austbo sur Brilliant Classics, un phénoménal interprète (de Grieg aussi) que nous n’avons jamais entendu jouer à Montréal, hélas.