Mateï Visniec est l’un de ces dramaturges que l’on peut qualifier de maître. Du haut de ses 63 ans, il continue de parler, dénoncer, de se révolter contre la bêtise humaine et ses conséquences toujours plus grandes, toujours plus invraisemblables. Migraaaants est sa création la plus récente, celle que l’on connaît sans doute le plus et qui résonne d’un étrange écho ces derniers temps… La troupe Coop Ludotek-Art théâtre relève là un beau défi, et même si quelques échappées de textes ont pu traduire sa nervosité, la mise en scène et l’interprétation convaincue des comédiens et comédiennes respectent en tout point l’auteur et son texte.
On associe souvent Mateï Visniec à l’absurde, ce qui est vrai, mais pas seulement. Deux courants se distinguent dans son travail : l’absurde donc, et le réalisme. Certaines pièces sont très crues, et un chat est un chat. La Femme comme champ de bataille écrite en 1997 en est un parfait exemple.
Ici, l’auteur grossit les traits de ses personnages pour les rendre encore plus ridicules. Des vêtements amples, des mimiques appuyées et même ce maquillage blanc, qui leur donne tantôt un air malade, tantôt un air pervers. Pourquoi ce blanc ? Pour l’allure clownesque qu’il leur confère, prolongement de l’ambiance… ou pour rappeler le couleur de peau de ceux qui décident…
Migraaaants est une succession de courtes scènes. De nombreux personnages se succèdent : victimes, décideurs politiques, observateurs, passeurs ou complices, et explorent le drame vécu par les immigrants. Tous les points de vue sont écoutés et vous rentrent dedans de manière froide et violente. C’est l’une des grandes caractéristiques de Visniec : appuyer là où ça fait mal, et nous confronter aux biais et contradictions de l’Homme.
On commence par une explication du terme Migrants. Sous une justification somme toute politique, on nous explique que ce terme peut être plus rassembleur, moins controversé et tourné vers un certain espoir, ou du moins un futur. Au final, des migrants, ce sont juste des gens qui vont d’un pays à l’autre, non ? Peu importe leurs raisons, ils ne devraient pas mourir pour ça… si ?!?!
La peur de l’autre, de son identité, la perte de ses privilèges, sont autant d’excuses de rejet de l’autre, L’Étranger. De rejet et de refus aussi : refus de le connaître, lui, son histoire, ses traumatismes, ses pertes.
Mais la pièce ne saurait être une échappatoire : elle expose et nous laisse maître et maîtresse de nos propres interprétations, de nos jugements et des conclusions qui s’imposent.
Les artistes ont tous cette petite folie dans le regard. Ils ont saisi l’essence du travail de Visniec et les sourires si assumés de leurs personnages nous harcèlent, jusqu’à l’écœurement. Leurs accents sont une valeur ajoutée et contribuent à servir la pièce. L’interprétation de Luiza Cocora en jeune fille forcée de vendre un rein pour aller en Angleterre est impressionnante. Eh oui, c’est cela aussi la réalité des migrants : une exploitation de la misère humaine, pour ses plus vils profits.
On a bien senti une certaine nervosité dans la déclamation de certains monologues, mais le propos n’en a aucunement été affecté. Des hésitations ont même rendu plus crédibles encore, les plaidoyers de certains personnages, perturbés par la réaction généralisée des « décideurs ».
Quelques subtilités de mise en scène échappent parfois à la compréhension du public. En revanche, l’explosion de couleurs qui prend de plus en plus de place au fur et à mesure que la pièce avance est une trouvaille hautement significative. Que vous le vouliez ou non, les migrants sont là et le futur nous prédit qu’ils seront de plus en plus nombreux à n’avoir rien, si ce n’est l’espoir d’une vie un peu meilleure.
Un espoir qui sera sans doute rapidement enterré par l’égoïsme, le capitalisme et la bêtise.
Migraaaants : nécessaire et dramatiquement actuelle.
Crédit photo: Théâtre Prospero
Durée: 1h10 sans entracte
Mise en scène: Margarita Herrera-Dominguez
Distribution: Luiza Cocora, Sébastien Dodge, Mohsen El Gharbi, Sasha Samar et Lesly Vélazquez.
Migraaaants est présenté jusqu’au 30 novembre à la salle Intime du Théâtre Prospéro.